Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/773

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En proposant la mesure précise d’assertions aussi vagues, on peut compromettre la science. Si Mitchell, soupçonnant entre les étoiles un lien mécanique, avait tiré avantage de leur rapprochement singulier, s’il avait déclaré vraisemblable, très vraisemblable, presque certain, qu’une cause particulière a troublé pour elles les lois générales, il serait sans reproche, mais la précision du chiffre 1/500000 ne peut trouver d’approbateurs. Les appréciations sans chiffres n’engagent à rien, un chiffre engage la science, et c’est sans aucun droit.

L’application du calcul aux questions de ce genre est une illusion et un abus.

« Les motifs de croire que, sur dix millions de boules blanches mêlées à une noire, ce ne sera pas la noire que je tirerai du premier coup est de même nature, a écrit Condorcet, que le motif de croire que le soleil ne manquera pas de se lever demain. » L’assimilation n’est pas permise: l’une des probabilités est objective, l’autre subjective. La probabilité de tirer la boule noire du premier coup, est 1/1000000, ni plus ni moins. Quiconque l’évalue autrement se trompe. La probabilité pour que le soleil se lève varie d’un esprit à l’autre. Un philosophe peut, sans être fou, annoncer sur la foi d’une fausse science que le soleil va bientôt s’éteindre ; il est dans son droit comme Condorcet dans le sien; tous deux l’excéderaient en accusant d’erreur ceux qui pensent autrement. L’assimilation à une urne est le procédé de démonstration. Une urne contient des boules blanches, peut-être aussi des noires; on y fait 1 million de tirages, tous donnent des boules blanches ; quelle est la probabilité pour qu’un nouveau tirage amène une noire? Le calcul répond : Un millionième. « On a vu, conclut Condorcet, un million de fois le soleil se lever du côté de l’orient, quelle est la probabilité pour qu’il manque demain? La question n’est-elle pas la même? » Elle est différente. L’urne, dans le premier cas, est invariable ; qui peut, dans le second, savoir le train des choses ?

Paul, sur la foi de Condorcet, veut parier que le soleil se lèvera demain. La théorie fixera les enjeux. Paul recevra 1 franc si le soleil se lève et donnera 1 million s’il fait défaut. Pierre accepte le pari. Au lever de chaque aurore, il perd 1 franc et le paie. La chance pour lui diminue chaque jour, puisque le soleil compte un lever de plus. Paul consciencieusement augmente son enjeu ; consciencieusement aussi Pierre continue à lui payer 1 franc. Les conventions demeurent équitables. Les parieurs voyagent, on parcourt vingt contrées, de l’occident à l’orient, Pierre perd toujours ; il poursuit sa chance cependant, conduit Paul vers le nord; on franchit le cercle polaire ; le soleil reste un mois au-dessous de l’horizon : Paul