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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/802

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ce vaste front se joue comme un reflet de la paix divine. Voilà le vrai Beethoven, le Titan de la symphonie.

Mais comment vint-il à créer ce genre qui marque une ère nouvelle dans l’histoire de la musique? Ce travail d’Hercule n’a été raconté dans aucun traité d’harmonie. La symphonie de Haydn n’est que la danse populaire harmonisée. Deux violens, un violoncelle, une flûte et un hautbois se rencontrent au coin d’un bois ; paysans et paysannes arrivent en riant, les instrumens partent et la danse se met en branle sur un vif allegro. Puis on chante ; les instrumens accompagnent la danse populaire sous forme d’andante. A cet intermède sentimental succède un menuet champêtre d’une grâce émoustillante, et le tout finit par une ronde générale. Voilà ce que Haydn avait vu dans son enfance, voilà ce qu’il exprime, ce qu’il varie et ce qu’il raffine dans ses symphonies, mais sans aller au-delà. Mozart y ajoute de l’émotion, de la passion même ; ses symphonies font penser à des marquises et à des grands seigneurs à perruque poudrée, non à des paysannes endimanchées ou à des campagnards en gaité; mais la coupe et le genre sont les mêmes. A son tour, Beethoven, dans ses deux premières symphonies, imite Haydn. Mais avec la Symphonie héroïque tout change. On a tort de tronquer sur les programmes le titre que Beethoven a donné lui-même à cette œuvre. Il l’avait appelée : Symphonie héroïque pour fêter la mort d’un grand homme. Mieux qu’aucun commentaire, ce titre précise l’intention de l’auteur en laissant à l’imagination son libre jeu. Dans cette symphonie d’un style si nerveux, la force, l’indépendance du maître éclatent. Brisant le vieux cadre, il se lance à la découverte. Ici Beethoven est lui-même ; il jette la guitare, et saisissant la grande lyre, il dit : Recommençons! Sur la trame compliquée d’une foule de motifs, un thème principal se développe, se transforme, traverse l’ensemble et va toujours grandissant jusqu’à la fin. Écouter cette musique, ce n’est plus s’abandonner au charme de la passion pure comme lorsqu’on écoute la grande sirène, la musique italienne; c’est suivre la pensée en travail. L’audacieuse nouveauté de ce procédé fit jeter les hauts cris à la Gazette de Leipzig, qui depuis en a vu bien d’autres. La Marche funèbre est digne de ce que Beethoven a écrit de plus grand; le reste n’a pas encore l’architecture grandiose, l’éloquence irrésistible des œuvres qui suivront. Ce coup d’essai, qui fut un coup de maître, marque le passage de la symphonie dansante au poème symphonique, genre nouveau, d’une immense portée, ouvrant des perspectives infinies et que le plus poète des musiciens a créé.

Beethoven était un libre penseur religieux, dont l’âme s’identifiait