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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/801

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Goethe !.. Je ne crois pas me tromper en assurant que cet homme est de bien loin en avance sur la civilisation moderne. Le rejoindrons-nous un jour? il est permis d’en douter. » Le poète répondit: « Dites à Beethoven mille cordialités de ma part et qu’il sache bien que je ferais volontiers un sacrifice pour lier connaissance avec lui. Quant à lui apprendre quelque chose, ce serait pure prétention de ma part. Son grand esprit le guide et les éclairs de son génie lui montrent tout en pleine lumière, alors que nous sommes assis dans les ténèbres et que nous savons à peine de quel côté va se montrer l’aurore. »

Le Beethoven que Bettina avait sondé ce jour-là de ses yeux de jeune fille espiègle et enthousiaste, celui devant lequel Goethe s’inclinait de loin est bien ce révélateur de la musique instrumentale que salue la postérité. L’homme intime avec ses tristesses et ses joies s’est prodigué dans les sonates et les quatuors. On aime à retrouver dans ces épanchemens variés où l’art le plus fin ne nuit pas à la spontanéité, dans ces dialogues passionnés, dans ces monologues attendris, le pauvre grand homme qui eut des amies et des protectrices illustres, mais ni femme ni amante ; qui ne réussit à se faire aimer ni de la belle Giulietta Guicciardi, ni de la sémillante Thérèse Malfatti, ni de la blonde Amélie de Sébald; qui peut-être n’osa jamais se jeter dans les bras d’une fille d’Eve, afin de conserver cette virginité mâle qui, centuplant son ardeur, fut une des forces de son génie. Il est là avec ses accablemens, ses saillies, son humour, ses mélancolies noires et ses éternels rebondissemens[1], Mais dans les symphonies, quelle autre langue, quel style plus grandiose : la fresque après le tableau de genre, la trompette héroïque après le chalumeau. Là nous apparaît ce Beethoven qui lisait et relisait Homère, Plutarque, Shakspeare et Platon. Ici plus de faiblesse ; nous sommes en face d’un lutteur dont l’âme s’identifie avec les destinées de l’humanité; les orages roulent d’un bout à l’autre de l’univers, l’épopée de la vie pleure et jubile, et la musique se mesure avec l’infini. J’ai vu quelque part un plâtre du masque pris sur Beethoven après sa mort. Ce masque saisissant montre l’athlète en face de l’éternité, mais frémissant encore du combat de la vie. On regarde un instant, et le visage s’anime! Ces yeux flamboient de tendresse et puis de déjà, la bouche amère et ferme se plisse, le menton carré et solide se ramasse avec la ligne des lèvres; ces traits creusés par la douleur bravent tout, et sur la rondeur de

  1. Voir le livre qui vient de paraître sur Beethoven, sa vie et son œuvre, par M. Victor Wilder (Paris, Charpentier). Il résume tous les documens qui ont paru en Allemagne sur la vie du maître.