Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/807

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intéressant, c’est qu’il en est l’incarnation convaincue et la victime tragique. Il a vécu le romantisme dans sa vie, et sa musique l’exprime avec une éloquence inouïe. Les fièvres, les exaltations, les fureurs que d’autres ont exploitées comme des objets de luxe ou des jouets de théâtre furent pour lui de séduisantes et de terribles réalités. Sorti d’une famille bourgeoise du Dauphiné, il se fait musicien contre le gré de ses parens et lutte toute sa vie pour l’existence. Toujours dans la gêne, il rêve des passions extrêmes, des triomphes gigantesques et se livre aux premières sans atteindre les seconds. A l’âpre travail de l’artiste il mêle perpétuellement les effervescences d’un cœur ou plutôt d’une imagination ardente et d’une sensibilité folle. A chaque passion nouvelle il croit saisir sa chimère avec la sincérité du don Juan de Musset. Courant ainsi de déception en déception, il arrive à une vieillesse désolée, pour mourir désespéré dans un profond isolement moral.

Il y a un mélange de René et d’Hamlet dans cette nature grandiose, mais désordonnée. La lutte des passions immesurées y produit le doute universel. L’enfant de la côte Saint-André, amoureux fou à douze ans d’une jeune fille de dix-sept qu’il appelle Stellamontis, est bien une sorte de René méridional et volcanique qui, au lieu des côtes de Bretagne, a les alpes du Dauphiné pour horizon. Lui aussi éprouve « le vague des passions au sourd mugissement de l’automne. » Il trouve en lui-même « une aptitude prodigieuse au bonheur qui s’exaspère de rester sans application et qui ne peut se satisfaire qu’au moyen de jouissances immenses, en rapport avec l’incalculable surabondance de sensibilité dont il est pourvu. » Sa sensibilité nerveuse est extrême. Le vent qui gémit dans les combles de la maison l’oppresse et le trouble par ses bruits ossianiques, « La fantastique harmonie d’une harpe éolienne balancée au sommet d’un arbre par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l’année » lui donne des idées de suicide. Les beaux paysages, les hautes cimes, les grands aspects de la mer le rendent muet, le frappent jusqu’à l’écrasement. En voyant dans le Harz le lieu de la scène du sabbat, il écrit à son ami Ferrand : « Je ne vis jamais rien de si beau ! l’émotion m’étranglait. » Plus violent encore est l’effet de la musique sur cette organisation. Les artères battent avec violence, les larmes débordent, les muscles ont des contractions spasmodiques, les membres s’engourdissent. « Je n’y vois plus, j’entends à peine, vertige, demi-évanouissement. » Voilà pour la bonne musique; si elle est mauvaise, fureurs d’indignation et envies de vomir. M. Legouvé l’aperçut dans un de ces accès de rage, au parterre de l’Opéra. « Je m’étais retourné et