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et le pittoresque spirituel de M. Saint-Saëns, la note attendrie et souvent passionnée de M. Massenet, la fougue provençale et le coloris espagnol du regretté Bizet; MM. Reyer, Léo Delibes, Guiraud, Lalo et plusieurs autres nous offriraient une riche galerie de talens remarquables et d’inspirations diverses. Nous devons nous contenter d’une observation toute générale. Si quelque chose manque à nos jeunes musiciens, ce n’est pas la science musicale et la pratique des procédés, c’est plutôt la passion et la pensée, sans lesquelles il ne se fait rien de grand. De leurs efforts louables nous n’avons pas vu encore se dégager une individualité puissante ayant un idéal clairement défini et le poursuivant avec constance. Ce n’est pas nous qui pouvons leur donner une leçon. En fait d’art, les bons conseils ne viennent que de l’étude des maîtres et les bonnes idées que de l’inspiration. Mais il est une vérité qui ressort clairement du coup d’œil rapide que nous avons donné aux grands maîtres symphonistes de ce siècle : c’est que la musique, même considérée en dehors du théâtre, s’est puissamment rapprochée de la poésie en élargissant son cadre et en plaçant son but plus haut. Après Beethoven, après Berlioz, après Wagner, il ne suffit plus d’être un grand musicien pour être un grand symphoniste; il faut encore, sinon être un vrai poète, du moins posséder un sentiment poétique vivace et original. Une chose nous frappe encore dans les maîtres susdits : leur haute culture intellectuelle, leur préoccupation constante des grands problèmes de l’esprit humain. Telle est la leçon la plus évidente et la plus salutaire qui ressorte de leurs œuvres pour nos musiciens présens et futurs.

Et pour nous, qui sommes le public, n’est-il pas aussi un enseignement à tirer de cette institution des concerts du dimanche qui fait partie désormais de nos mœurs? Sûrement, la musique parle là son vrai langage, et ce qu’elle nous confie est très différent de ce qu’elle nous dit ailleurs. Sa grande voix nous apprend que l’humanité, sous les apparences d’un matérialisme universel, est pleine encore d’aspirations spiritualistes et idéales, souvent incertaines, mais non moins vives. Car la musique vient du plus profond de l’homme, elle sort du mystère de l’inconscient, elle nous parle de ce monde intérieur qui est la suprême réalité, et déchirant le voile du monde visible, elle nous introduit dans son immense au-delà. Les visions qu’elle évoque, ce n’est pas elle qui les invente, c’est nous qui les créons sous ses sublimes incantations; elles font partie de nous comme des puissances innées. La musique, cette sœur mystérieuse de l’âme et de l’amour, a cela de beau qu’elle ne peut longtemps se complaire dans les basses régions. L’essor naturel de ses ailes l’emporte vers l’infini.