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Il faut donc voir dans la popularité croissante de la grande musique un des phénomènes les plus remarquables de notre époque. A ne considérer notre temps qu’à la surface, il semble voué irrévocablement aux forces régnantes du positivisme et du matérialisme. Le progrès prodigieux des sciences exactes et l’immense développement de l’industrie ont tout envahi. Le théâtre se nourrit à peu près de ce que lui offre la vie mondaine et paraît vouloir se réduire à une sorte de chirurgie sociale. La littérature s’est jetée dans une observation minutieuse du réel ou dans un naturalisme grossier; la peinture butine et s’amuse sur ses traces. Mais entrez le dimanche, à deux heures, dans une de ces grandes salles de concert, voyez cette foule avide non de divertissement, mais d’édification, joyeuse d’échapper à elle-même et de boire pour quelques heures à la coupe des songes; étudiez son recueillement, son absorption profonde, ses ravissemens pendant qu’on joue la Neuvième Symphonie de Beethoven ou tel chef-d’œuvre de notre grand Berlioz; voyez avec quelle passion elle les applaudit et les redemande, et vous direz : Non, Ariel n’est pas mort. Il n’est invisible que parce que Prospero a cessé de croire en lui! L’idéal est plus vivant que jamais, car la foule en a soif.

Quelques-uns craignent que la musique n’absorbe désormais tous les besoins idéalistes de l’humanité, et que les autres arts ne pâtissent de sa fortune en retombant dans le terre-à-terre d’un réalisme de plus en plus servile. Nous n’en croyons pas un mot. Il y a une solidarité profonde entre toutes les facultés humaines, un besoin invincible d’unité dans notre nature, qui triomphe toujours à la longue. Si nous avons bien compris les nobles accens du génie de la musique, il parle au philosophe d’un monde supérieur, au poète de la terre promise de son rêve, à tous d’un idéal plus large que celui du passé, fondé sur toutes les conquêtes de la race aryenne et sur l’âme même du christianisme. L’horizon est noir, de grandes luttes nous attendent encore, mais nous ne désespérons de rien. Le XIXe siècle, parti de très haut, est descendu dans une vallée profonde ; mais parvenu à la fin de sa carrière, il atteindra peut-être un sommet d’où il apercevra l’aurore d’un jour nouveau.


EDOUARD SCHURE.