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de cause à certains personnages secondaires que Mr Isaacs nous présente et que l’on croirait empruntés, avec les actes surprenans qu’ils accomplissent, au domaine du merveilleux. Ce merveilleux, importé chez nous, est en train par parenthèse, nous comptons le prouver, d’asseoir son empire sur les confins de notre scepticisme, avec lequel bientôt il fraternisera peut-être, phénomène qui ne sera pas la moindre des curiosités de ce temps-ci! Mais les lecteurs les plus ignorans ou les plus dédaigneux de l’acclimatation en Europe des idées bouddhiques trouveront d’autre part un extrême plaisir à l’action si originale, si bien conduite de Mr Isaacs, détachée de toute la partie ésotérique, qu’un traducteur habile supprimerait facilement. La suppression d’ailleurs serait regrettable, ne fût-ce qu’au point de vue de l’art, car tout ce mysticisme estompe d’un voile qui les grandit et les exalte les amours hétérogènes d’Abdul-Hafiz-ben Isâk et de miss Westonhaugh, leur prêtant le flou nécessaire pour se faire accepter. Appliquons cependant ce procédé pour plus de clarté à l’analyse qui va suivre. Avant de plonger avec quelque crainte dans les profondeurs du sujet, nous commencerons par en exposer la partie qui doit plaire à ce juge souverain, ami du sens commun, qu’on appelle tout le monde.


I.

Le rideau se lève, au mois de septembre 1879, sur un décor inattendu, absolument différent de ceux qui ont servi jusqu’ici à la description de l’Inde. Il est clair, dès les premières lignes, qu’une plume hostile aux amplifications banales et aux épithètes redondantes va nous révéler des choses nouvelles. Rien de plus piquant que l’aspect hybride des eaux de Simla, cette station thermale située au flanc de l’Himalaya et qui est à elle seule le Bagnères-de-Bigorre, le Wiesbaden, le Karlsbad, le Saratoga de l’Inde. On y va pour tous les cas de fièvre, pour la malaria prise en chassant le tigre, pour la dyssenterie attrapée sur le Gange. Contre ces maux il n’y a que la montagne et, entre tous les points renommés de la montagne, Simla. C’est à Simla que le gouvernement émigré chaque été, vice-roi, membres du conseil, employés d’administration; les hauts fonctionnaires de la plaine y transportent leur inévitable maladie de foie. Les journalistes à l’affût des nouvelles, les flâneurs de toute sorte se joignent à eux. Sur une pente boisée au-dessus de la ville, un industriel allemand a établi l’éternelle salle de concert et son jardin de bière, vous voyez errer parmi les rhododendrons de riches touristes américains, des botanistes de Berlin, çà et là un