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grand seigneur anglais, sans parler de Mme Blavatzky, du colonel Olcott et de M. Sinett, les fameux théosophes sur le rôle desquels nous aurons l’occasion de revenir tout à l’heure. Il n’y a pas de route carrossable à Simla, sauf un chemin réservé aux voitures du vice-roi. Tout le monde est à cheval, hommes, femmes et enfans. Le narrateur s’est installé dans un hôtel en vogue. Paul Griggs, c’est son nom, nous occupera fort peu de lui-même. Journaliste américain, appelé à la direction d’une gazette anglo-indienne, il est né en Italie et connaît aussi bien que M. Crawford lui-même tous les pays qui sont sous le ciel. Personne n’est capable plus que lui de parler avec impartialité des Hindous et des Anglais ou, parmi ces derniers, soit du parti libéral, soit du parti conservateur, car la seule politique à laquelle il soit dévoué est celle qui concerne son propre pays, et il ne fait pas plus de cas des hypocrites qui se piquent de voler et d’opprimer l’Inde pour son bien que des cyniques qui agissent de même avec le but pur et simple de remplir leurs poches. Ce désintéressement lui permet d’intervenir très utilement dans l’action où il n’est d’abord qu’un simple comparse, observant ce qui se passe du haut de son humeur sceptique et de sa force herculéenne.

Le voisin qu’un heureux hasard lui donne à table d’hôte est un jeune homme qui l’éblouit d’abord au point de vue pittoresque, lui et l’appareil qui l’entoure. Deux khitmatgars, enturbannés de blanc et d’or, se tiennent debout, derrière sa chaise, pour lui verser, dans un gobelet sans prix, l’eau que renferme un vieux flacon de Venise. Son dîner d’abstème forme un frappant contraste avec la gloutonnerie qui a valu aux Anglais le nom de mangeurs de bœuf et les copieuses libations qui expliquent la ruine de tant de robustes tempéramens sous le soleil des tropiques. La figure du voisin de M. Griggs suffirait, en dehors de tout autre motif, à fixer l’attention : il est d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, sans être grand, et d’une grâce qui trahit la parfaite symétrie de toutes les parties du corps. Ce corps, infiniment souple et bien proportionné, sert de piédestal à la plus noble tête; l’ovale allongé, d’un ton merveilleux à la fois olivâtre et transparent, est oriental, à n’en pas douter; l’extrême beauté du front intelligent, des sourcils délicatement arqués, du nez aquilin, dont les narines dilatées expriment le courage, des lèvres qui, en souriant volontiers, ne rient jamais et sont éloquentes à traduire la sympathie aussi bien que le dédain, cette beauté parfaite de l’ensemble s’efface devant celle des yeux, qui exercent une sorte de fascination. Griggs en compare prosaïquement l’éclat à celui d’un bijou qu’il a une fois admiré à Paris et qui était formé de six pierres multicolores rapprochées