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dans les affaires humaines), Abdul-Hafiz-ben-Isâk trouva en son maître un vieillard généreux et fort érudit qui, frappé de sa connaissance précoce de la littérature arabe et persane, prit à cœur de l’instruire davantage. Après la mort de ce bienfaiteur, le jeune homme s’enfuit de Stamboul, rejoignit une caravane de pèlerins en route pour la Mecque, et, ayant accompli son pèlerinage avec la ferveur d’un dévot musulman, finit par s’embarquer sur un navire arabe qui portait du café à Bombay. Il lui fallut gagner sa vie à bord et il s’en tira bien, car, dit-il, « dans le travail des bras de même que dans l’effort intellectuel, un homme qui a reçu de l’éducation est toujours supérieur au simple manœuvre ; il applique ses moyens de la bonne façon, qu’il s’agisse de tirer une poulie ou d’écrire un poème. » Arrivé à Bombay sans une obole, Abdul-Hafiz se contenta d’abord du plus chétif emploi; puis la protection d’un coreligionnaire influent le fit entrer comme scribe et interprète chez le nizam de Hayderabad. Au bout de deux ans, il consacrait ses économies à l’acquisition d’un diamant dont la mauvaise taille ne permettait pas de soupçonner la valeur. Il put le revendre avec bénéfice, et, achetant une pierre plus importante, commença ainsi un trafic qu’il mena toujours avec la plus stricte honnêteté, mais avec tant de bonheur que sa fortune croissante lui permit bientôt de se donner toutes les douceurs de l’opulence. Par exemple, il a épousé trois femmes. Ce triple ménage, autorisé par le Prophète, lui procure d’ailleurs plus d’ennui que de plaisir. Il en convient avec son ami Griggs, à mesure que l’intimité s’établit entre eux. Les deux nouveaux amis causent de tout : des fautes de la politique anglaise, de l’expédition sur Kaboul pour venger la mort de Cavagnari, des querelles féminines incessantes, jalousies, rivalités, enfantillages de toute sorte qui empoisonnent la vie domestique d’Isaacs, et aussi parfois, bien que sur ce chapitre le musulman soit d’une étrange réserve, de la beauté, des qualités aimables, de l’accueil bienveillant d’une jeune Anglaise, miss Westonhaugh, qui habite, à peu de distance de Simla, le bungalow de son oncle, M. Ghyrkins, receveur des revenus de l’état.

Une première fois nous avons salué Catherine Westonhaugh à cheval, dans une de ces promenades matinales que dès l’aube on fait autour de Jako, le sommet principal de la montagne dont les épaisses forêts de plus et de rhododendrons abritent des villas éparpillées. Sous son habit d’amazone et son chapeau à grands bords elle est incomparable, grande et bien faite, couronnée d’une chevelure magnifique, blond d’argent, qui forme le contraste le plus extraordinaire avec ses yeux noirs. Il faut la voir sur son pur-sang, côte à côte avec Isaacs, qui monte un étalon arabe. Jamais plus beau couple ne représenta mieux deux grandes races. Griggs en fait