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pour répondre de sa voix basse et musicale que l’on perçoit de très loin, à la pensée que vous n’exprimez pas, mais qu’il devine. Sous le caftan gris et le turban de même nuance qui le pâlissent, avec sa barbe grise, il a l’air d’une ombre échappée à la placidité du nirvana.

Ram Lal est un sage, — un pandit, — comme il y en a dans les monastères du Thibet. Brahmine de naissance, bouddhiste de religion, adepte de profession, il a étudié à Edimbourg, ce qui expliquerait peut-être qu’il parlât plusieurs langues et fût parfaitement au courant des affaires européennes, si ce n’était là le moindre côté de ses connaissances, qui s’étendent à tout et lui prêtent un singulier pouvoir sur les forces de la nature.

Il est facile ici de sourire et de nier. Considérons cependant que les suprêmes théories du bouddhisme, qui repoussent d’ailleurs très raisonnablement toute hypothèse d’intervention surnaturelle, méritent aujourd’hui de fixer l’attention des « libres penseurs » américains ; ceux-ci se demandent s’il n’y a pas parmi les ascètes du Thibet des esprits de la force d’Emerson et de Channing.

Quand il faudrait la vie entière pour arriver à l’état nommé moksha, par les degrés d’initiation successifs, le but réalisé vaudrait qu’on lui sacrifiât tout, et, ne parvînt-on jamais à cette fin idéale, la somme de vertus acquise en s’efforçant d’y toucher justifierait la tentative, car ce que proposent Ram Lal et ses frères n’est autre que d’atteindre au bonheur par la sagesse. Cette sagesse n’implique point des macérations extraordinaires ; le Bouddha Çakya-Mouni s’est jadis séparé du brahmanisme en répudiant, après s’y être livré, la solitude absolue et les tortures volontaires ; une vie pure, où la chair tient de moins en moins de place, l’affranchissement graduel de tout soin terrestre suffit. En atténuant le lien qui existe entre leur corps et leur âme, les saints du Thibet croient que l’âme, devenue libre, peut s’identifier temporairement avec d’autres objets animés ou inanimés en dehors du corps spécial auquel elle appartient, acquérant ainsi la connaissance directe de ces objets, — connaissance qui lui reste, qui lui permet de se transporter aux antipodes par le seul fait de sa volonté, de condenser, pour s’en servir, le fluide astral ou de stimuler les forces vitales de la nature jusqu’à une activité anormale; et ces miracles apparens peuvent être, disent-ils, scientifiquement expliqués, comme tous les miracles. Notons une différence fondamentale entre le sage asiatique et le savant d’Europe : le premier suppose que la somme totale des connaissances est directement à la portée de l’âme sous certaines conditions, tandis que le second nie que le savoir soit jamais absolu, puisqu’on ne l’obtient que par l’intermédiaire, toujours suspect,