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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 62.djvu/880

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des sens et de l’intelligence. D’ailleurs les adeptes du Thibet ne dédaignent pas d’étudier, quoiqu’ils admettent la possibilité de saisir dans son ensemble la science absolue et de se l’assimiler en dehors du procédé laborieux de la digestion intellectuelle. Nombre d’entre eux travaillent et accordent une profonde attention aux phénomènes de la nature; seulement ils subdivisent ces phénomènes à un point qui déconcerterait tout penseur de l’Occident ou qui, plus vraisemblablement, lui ferait hausser les épaules. Ils distinguent, par exemple, quatorze couleurs dans l’arc-en-ciel et associent les sons avec ces couleurs. La classification des résultats est poussée chez eux jusqu’à la dernière minutie ; en outre, ils considèrent que les sens de l’homme sont susceptibles d’être affinés à un degré extraordinaire et que la valeur des définitions auxquelles il arrive tient à cette acuité acquise des perceptions.

Pour atteindre au degré de sensitivité nécessaire à la perception des phénomènes les plus subtils, la première condition est de se délivrer du fardeau des besoins terrestres qui nous accable. Le fakir vulgaire conclut de même, mais, de fait, il n’arrive pas au même point. Sans doute, par des jeûnes et par des mortifications absurdes, il aiguise ses sens de façon à voir et à entendre certaines choses que les hallucinés seuls ont vues et entendues, mais son système, respectable par la doctrine du détachement volontaire dont il émane, manque de base intellectuelle : il s’imagine que la science infuse lui sera révélée dans une vision. C’est un dévot, un extatique de l’ordre le plus bas. Le bouddhiste pur se borne à regarder la science comme un tout harmonieux où les connaissances humaines à la portée du vulgaire ne tiennent qu’une petite place ; sans dédaigner les moyens analytiques connus, il s’efforce également d’atteindre des résultats finis par un adroit usage de l’infini. Ce monde-ci lui apparaît tel qu’un immense réceptacle de faits physiques et sociaux sur lesquels il peut acquérir des connaissances spécifiques par une méthode transcendante. La conception limitée des choses n’exclut pas l’idéal de la parfaite sagesse. Pour leur compte, les u frères du Thibet » ne condamnent personne, et ont l’esprit le plus large; il n’y a pas de raison, à leurs yeux, pour que la poursuite du bonheur en dehors des conditions matérielles ne soit pas compatible avec toutes les religions et toutes les écoles philosophiques.

Voilà pourquoi Ram Lal traite en frère le musulman Isaacs, voilà pourquoi Isaacs, qui disserte comme le plus savant docteur, à l’éternelle surprise de Paul Griggs, sur la forme de pensée analytique et synthétique, sur les différences entre le subjectif et l’objectif, etc., a déclaré dès le commencement que si, par impossible, un jour, il devenait malheureux, son refuge serait dans