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du torrent rapide au bas de la pente que nous longions, le vol velouté des grandes chauves-souris qui passaient tournoyantes en agitant les branches, tout était de nature à pénétrer les moins nerveux d’une sorte de crainte vague. La lune brillait de plus en plus claire. A vingt mètres du camp, où ceux qui nous attendaient étaient en tout une cinquantaine, Isaacs, s’arrêtant, chanta : « La paix soit avec vous, hommes de Baithopoor! » C’était le signal convenu. Le capitaine se tourna aussitôt vers nous, puis il donna des ordres à voix basse et, prenant son prisonnier par la main, l’aida à se lever. Il y eut quelques secondes d’agitation : les hommes semblaient se rassembler et faire un mouvement collectif vers la lisière du bivouac. Plusieurs commencèrent à seller les chevaux. Tous leurs moindres gestes nous étaient aussi clairement révélés qu’en plein jour.

Deux personnes marchaient vers nous, le capitaine et Shere-Ali. En les regardant, non sans curiosité on le devine, je constatai que le capitaine était le plus grand des deux; mais la poitrine large, les jambes légèrement arquées de Shere-Ali révélaient une force prodigieuse. Tout en lui, de la tête aux talons, donnait l’idée du guerrier au cœur et au bras de fer qu’il était ; en vertu des conventions passées avec Isaacs, il avait été bien traité, bien vêtu, sa barbe était soigneusement taillée, le turban tordu avec art autour de son front sombre et proéminent.

La première précaution que prit le capitaine fut pour s’assurer autant que possible que nous n’avions de troupes en embuscade ni dans la jungle ni au bas de la montagne. Il avait probablement envoyé des éclaireurs auparavant et savait à peu près à quoi s’en tenir. Pour gagner du temps, il affecta de lire le contrat d’un bout à l’autre et de le comparer avec la copie qu’il tenait. Je m’étais rapproché de lui, et Isaacs causait en persan avec Shere-Ali. L’émir prétendait que cette lecture du contrat devait cacher quelque ruse, son gardien ne sachant pas un traître mot de la langue. Assuré que le capitaine ne comprenait pas, Isaacs fit connaître à Shere-Ali la tentative de meurtre projetée contre eux, dont lui avait parlé son ami Ram Lal, et je vis l’œil du vieux héros étinceler, tandis que sa main cherchait son arme absente. Le capitaine parlait maintenant à Isaacs; moi, je me tenais prêt à le colleter. Le signal cependant n’était pas donné. Il continuait à s’exprimer très poliment en hindoustani. Mais qu’arrivait-il à la lune?..

Quelques minutes auparavant, il semblait impossible que le moindre nuage, le moindre brouillard pût obscurcir ce ciel radieux, et maintenant une légère brume s’élevait, assombrissant la splendeur de la nuit. Je regardai Ram Lal. Il était debout, appuyé sur son bâton, les yeux fixés sur la lune. Au moment même, le capitaine