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compte, doive être singulièrement éprouvée par cette crise, qu’elle fasse chaque jour des pertes sensibles, cela n’est pas douteux; mais ceux qui souffriront le plus, évidemment ce sont les ouvriers qui se retrouveront avec leurs ressources épuisées, qui auront à recommencer leur labeur dans des conditions plus difficiles. Ce qui souffre aussi, c’est l’industrie française paralysée par ces conflits, menacée par la concurrence étrangère; c’est la fortune publique tarie dans une de ses sources. Oui, assurément, l’industrie française est destinée à se ressentir de cette crise, non-seulement parce qu’il y a dès l’heure présente une ruineuse suspension de travail, mais encore parce qu’il y a dans tout cela de fausses idées, de faux systèmes, en un mot, une fausse politique suspendue pour ainsi dire sur toutes les entreprises matérielles. C’est l’esprit de parti appliqué à l’industrie, comme on voudrait aussi l’appliquer à l’armée par cette loi nouvelle de recrutement qui vient d’être livrée précipitamment à la discussion à la veille des vacances.

Que resterait-il de l’armée française si le parlement votait cette loi, qui réaliserait enfin le grand rêve, — le service de trois ans, — en jetant indistinctement la jeunesse française tout entière dans les rangs ? C’est évidemment aujourd’hui une question décisive, — décisive pour la composition de l’armée aussi bien que pour l’éducation littéraire et scientifique de la jeunesse française. Il s’est trouvé heureusement au seuil de ce débat un député républicain, M. Margaine, qui a lui-même porté l’épaulette, qui est maintenant un des questeurs de la chambre, et qui a eu le courage de marcher droit, sans ménager les mots, sur cette idée du jour, sur cette passion d’égalité absolue qui est tout le secret de la loi nouvelle. M. Margaine a démontré vigoureusement qu’on allait détruire l’armée dans sa force, dans son principe, sans avoir même la chance d’arriver à cette égalité qu’on rêve, qui n’est qu’une chimère. Il a dit du premier coup ce qui est dans bien des esprits, même des esprits républicains, et ce qu’on n’ose pas toujours dire. Le service de trois ans a trouvé, il est vrai, un défenseur dans M. le ministre de la guerre, qui s’est fait un devoir de déguiser la vraie raison de la loi sous les phrases habituelles de « répartition plus équitable des charges, » de « fusion des divers élémens de la société française sous le drapeau. » Il y a, dans tous les cas, un peint qui n’est pas éclairci. M. le ministre de la guerre, appelant à son aide de grands soldats qui seraient peut-être étonnés de couvrir de leur autorité les opinions nouvelles, s’est efforcé de prouver que le service de trois ans, qui donne la quantité, peut donner aussi la qualité. Il y a mis toutefois quelques conditions, dont l’une est « l’existence de cadres inférieurs bien recrutés, intelligens; » mais c’est là précisément la question. Ces cadres qui sont les ressorts nécessaires d’une armée, on ne les a plus ; ils ont disparu, ils ne se sont pas renouvelés, et on a aujourd’hui beaucoup de peine à avoir de vrais sous-officiers, même avec le service de cinq ans.