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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/12

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Ce résultat, incertain jusqu’à la dernière minute de la dernière heure, avait été précédé de péripéties vraiment comiques. Comme la reine de Hongrie persistait à se refuser aux concessions qui lui étaient demandées, Charles-Emmanuel, voulant en finir, eut recours pour la faire céder à un procédé très simple, mais franc jusqu’à l’effronterie. Il se fit remettre par le marquis de Senneterre la traité que proposait la France, tout rédigé et n’attendant plus que la signature ; mais il prévint en même temps l’ambassadeur que cette signature, encore laissée en blanc, ne serait donnée par lui que si, dans un délai dont il fixait le jour final, l’Autriche n’avait pu être amenée aux sacrifices qu’il exigeait. En même temps, un exprès allait de sa part avertir le roi d’Angleterre que si, à la dite date, l’Autriche n’avait pas entendu raison, tout serait consommé sans retour avec la France. Il mit alors en panne et attendit le retour du courrier dans l’attitude vraiment convenable à un fils de cette maison de Savoie qui voulait toujours, disait le proverbe italien, avoir son pied chaussé de deux souliers à la fois.

Puis, pendant ces jours d’attente, le roi se promenait familièrement dans ses jardins avec l’envoyé français, qui, ne voulant pas manquer l’instant critique, n’avait garde de le perdre de vue. — « Convenez, lui disait-il en riant, que ma situation est singulière. A L’heure qu’il est, je ne sais pas avec qui je suis. Si mon courrier est arrivé a temps, je suis l’allié de l’Angleterre, sinon je suis avec vous. — Laissez-moi espérer, répondait l’ambassadeur, dans les hauteurs de la reine de Hongrie et la dureté de la cour de Vienne. . — Ah ! dit le roi, sur ce point vous avez raison ; on ne peut rien ajouter à la hauteur avec laquelle on pense à Vienne[1]. » La hauteur fléchit pourtant devant la nécessité, et moyennant la cession des duchés de Plaisance et de Pavie, plus quelques autres parcelles de territoire sans importance, plus aussi un subside de 200,000 livres sterling promis par l’Angleterre, Charles-Emmanuel fut décidément enrôlé parmi nos ennemis. « Croyez à tout mon regret, disait en son nom le marquis d’Ormea, en congédiant Senneterre qui venait lui annoncer son départ ; ce sont de ces choses affligeantes comme il en arrive dans la vie. Que puis-je pour votre service ? » Et ses yeux, dit Senneterre, parurent baignés de larmes[2]. Comme tous les actes qui, après avoir été souvent annoncés, ont beaucoup tardé, la nouvelle convention prit à peu près tout le monde par surprise. Frédéric, en particulier, qui ne s’y attendait plus, fut

  1. Senneterre à Amelot, 5 et 6 septembre 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)
  2. Senneterre à Amelot, 26 septembre 1743. (Correspondance de Turin. — Ministère des affaires étrangères.)