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les gens se réunir, se vêtir et prier comme il leur plaît. La liberté ne consiste pas seulement à faire sa volonté ; elle consiste surtout à respecter la volonté d’autrui ; elle est l’exercice légal des droits et des devoirs, de ceux de la conscience aussi bien que de ceux de l’intelligence ou de la discussion. Ceci semble une vérité élémentaire et cependant chaque jour elle est démentie par les faits. Il m’a fallu l’expérience de bien des années et le spectacle de plus d’une révolution pour m’apercevoir et constater que ceux qui recherchent le pouvoir n’aiment point la liberté, et que, par conséquent, ceux qui aiment la liberté ne recherchent pas le pouvoir. Le prêtre sait cela ; il l’a appris en regardant sa propre destinée à travers l’histoire ; persécuteur ou persécuté, plus ou moins, selon les temps et selon les mœurs ; ni l’un ni l’autre, mais simplement libre, c’est le rêve que je conçois pour lui.

La religion y gagnerait et la morale aussi qui en découle, et la charité qui est sa meilleure avant-garde. Expliquer à l’homme qu’il a été animé par le souffle divin, lui promettre des joies futures en récompense de ses bonnes actions, c’est lui imposer des conceptions dont la science n’a point démontré la réalité ; mais c’est lui donner le respect de soi-même, c’est développer en lui le goût du bien et l’appeler à des œuvres où les malheureux trouveront de l’apaisement. Une fois pénétré de ces idées, on va loin, on ne s’arrête plus et l’imagination s’efforce en bienfaits nouveaux. « Regarde en toi, disait Marc Aurèle, il y a une source qui toujours jaillira, si tu creuses toujours. » On dirait que, parmi nous, la charité s’est approprié cette maxime ; la source est profonde, elle est abondante, elle est intarissable. Ce ne sont pas seulement les gens riches qui l’alimentent : à côté des dons de la fortune, on y voit l’obole de la pauvreté ; dans la bourse de quête, le denier de la veuve n’est point rare. J’ai parcouru avec intérêt et souvent avec émotion le carnet sur lequel les religieuses inscrivent le nom et l’aumône des donateurs. Parfois elles ont sonné à toutes les portes d’une maison ; au fur et à mesure qu’elles ont gravi les étages, l’offrande s’atténue ; 10 francs, parfois 20 francs au premier ; 50 centimes ou même moins au cinquième ; là est le sacrifice ; on n’a rien retranché sur le superflu, on a emprunté au nécessaire. J’en conclus que tout le monde donne et que, selon la parole de l’abbé Gratry, tous les cœurs s’ouvrent à la pitié. Il y a des escarcelles où la pudeur religieuse se refuse à puiser et qui cependant seraient généreuses. Deux quêteuses d’une œuvre dont j’ai parlé se trompèrent de porte dans une maison du quartier de la chaussée d’Antin. Reçues par une soubrette, elles furent introduites dans un salon : « Madame va venir. » Le salon était imprégné d’une vague odeur de musc et de cold-cream ; les jardinières étaient épanouies ; il y avait des bougies roses