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l’objet change, mais non pas la passion. Colomb et tous ses successeurs, comme les souverains qui les envoient, poursuivent, sans préjudice des convoitises terrestres, un dessein supérieur : la conversion des païens. Libre à Michelet de nous dire, dans un monument d’éloquence et d’erreur, que la renaissance fut une réaction contre le moyen âge ; autant vaudrait affirmer que l’adolescence est une réaction contre l’enfance, alors qu’elle en est l’épanouissement. De tous les témoignages, de toutes les biographies, une vérité irréfragable jaillit : les bienfaiteurs de l’humanité, qui lui rendirent l’intégrité de son patrimoine au prix de tant de risques et de souffrances, continuaient le pieux effort des siècles passés ; en se jetant sur le Nouveau-Monde, comme leurs pères s’étaient jetés sur le monde arabe, ils croyaient faire le don gratuit de l’évangile, comme ceux-là l’avaient cru ; ils ignoraient que, par une rémunération cachée de la justice divine, ils trouveraient dans cette expansion ce que leurs pères y avaient trouvé, un trésor d’idées pour la civilisation future.

La foi religieuse et la cupidité faisant bon ménage dans des âmes naïves : tels sont les deux grands ressorts qui ont poussé le vieux monde hors de lui-même. Je ne sais si l’un des deux eût suffi à produire cette immense révolution ; à coup sûr, ce n’eût pas été le second. L’histoire nous enseigne que la mer, comme la terre, appartient à qui porte une idée, à qui porte un Dieu.

Joignez à ces deux ressorts principaux les inquiétudes flottantes, les avertissemens secrets qui travaillaient le siècle à ce moment. Des mythes vagues, venus on ne sait d’où, avaient lentement préparé les imaginations durant le moyen âge : antiques traditions, propos chimériques des matelots, redits tour à tour sur les galères de Phénicie, d’Egypte et d’Etrurie, sur les barques des Ibères, des Maugrabins et des Normands ; vieilles sources, corrompues et obscures, tombées des livres grecs dans les écoles arabes, coulant par infiltrations souterraines dans le monde chrétien ; on les vit sourdre à la lumière, confluer et s’éclaircir, avec l’imprimerie, avec les leçons des docteurs chassés de Byzance. C’étaient la légende de l’Atlantide, l’Antilla d’Aristote et les îles Fortunées de Strabon ; l’île fantastique de Saint-Brandan, qu’on croyait apercevoir, par les temps clairs, au large des Canaries, et qui reculait devant les navigateurs ; l’île des Sept-Cités, colonisée jadis par un évêque et des moines qui n’étaient jamais revenus, paradis merveilleux de fleurs et de verdure, où le sable contenait de l’or. Des marins avaient passé des traités en règle avec les rois d’Espagne pour la conquête de ces visions, et Martin Béhaïm indique avec sérieux leur emplacement sur son globe ; on les retrouve sur d’autres cartes de l’époque, mirages qui devancent la réalité prochaine, comme les