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royal, il lui accorda la main de sa sœur Ulrique : c’était la beauté célébrée par Voltaire qui obtenait ainsi une couronne moins idéale, moins brillante, mais plus solide que celle dont le rêve du poète l’avait flattée. Voltaire, il faut le dire, quand il apprit ce projet d’alliance et cette rivalité royale, continua la plaisanterie de très bonne grâce : « Je regrette, écrivait-il gaîment à Frédéric, de n’avoir pas encore réuni les trois cent mille hommes avec lesquels je devais enlever la princesse ; mais, en récompense, le roi de France en a davantage[1]. »

Cette union, en elle-même agréable à Elisabeth, puisqu’elle consolidait l’influence russe à Stockholm, aurait dû suffire pour rapprocher les cabinets de Berlin et de Saint-Pétersbourg ; mais une action en sens contraire était encore exercée par plus d’un des ministres russes, entre autres par le chancelier Bestuchef, tout dévoué à la politique austro-anglaise. Avec l’humeur capricieuse de la princesse, on ne savait jamais la veille quelle serait sa disposition du lendemain. Heureusement un incident inattendu, survenu à peu près au même moment et dont Frédéric sut habilement profiter, lui permit d’aller droit à son cœur et de gagner tout à fait ses bonnes grâces. Arrivée au trône par la surprise d’une insurrection militaire, Elisabeth craignait à tout instant d’être à son tour victime d’une de ces péripéties si fréquentes à la cour et dans les armées russes qu’on s’y attendait toujours et qu’on ne les comptait plus. Dans cet automne de 1743, on lui persuada qu’on était sur la trace d’une conspiration ourdie par des officiers supérieurs pour rendre la couronne au jeune Ivan, l’enfant qu’elle en avait privé et qui grandissait misérablement relégué dans une province éloignée avec ses parens. Une instruction criminelle fut commencée, et, dans l’enquête qui suivit, on crut reconnaître, non-seulement que le complot était sérieux, mais que l’origine en remontait à l’année précédente, et que l’un des premiers instigateurs n’était autre qu’un envoyé de Marie-Thérèse, le marquis de Botta, alors ministre à Saint-Pétersbourg et récemment transféré à Berlin dans la même qualité. La dénonciation était-elle fondée ? Botta avait-il réellement cherché à assurer le succès de sa mission diplomatique en intronisant un souverain à sa dévotion ? On peut en douter ; mais, en tout cas, si le fait n’était pas certain, il était possible et même vraisemblable, car Botta, dans cette supposition, n’aurait fait que suivre l’exemple donné par le Français La Chétardie, dont Elisabeth elle-même avait profité. Aussi la tsarine, que ce souvenir rendait facilement soupçonneuse, n’eut-elle pas de peine à se laisser convaincre,

  1. Voltaire à Frédéric, 16 novembre 1743. (Correspondance générale.)