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l’Allemagne était mort pour lui avec le fiasco du parlement de Saint-Paul. Je hasardai timidement quelques objections dans le sens de certaines possibilités, qui ont été malheureusement plus tard des réalités, mais à chaque fois il secoua la tête et répondit : « Non, ils ont eu l’occasion de faire quelque chose, ils l’ont manquée, ils ne feront plus rien maintenant. » Quant à la Prusse, il admettait chez cette puissance la bonne volonté d’être malfaisante, mais il restait persuadé que cette bonne volonté n’aurait jamais assez d’audace et rencontrerait trop d’obstacles chez les peuples allemands pour qu’elle pût réaliser son rêve de suprématie. Ses prévisions avaient frappé plus juste lorsque autrefois, au lendemain de 1830, elles lui avaient fait annoncer le retour des Bonaparte sur le trône de France ; aussi le trouvai-je partisan de Napoléon III au point d’être quelque peu injuste envers son libéralisme passé et les régimes qu’il avait acceptés comme le représentant. Entre autres choses étranges, il se plaignit que le gouvernement de Louis-Philippe l’eût corrompu, parce que c’était, me dit-il, un gouvernement de gens d’esprit, et qu’étant lui-même un homme d’esprit au meilleur titre, il avait ressenti trop de vanité de l’honneur qui lui était fait dans les personnes de ses pairs devenus, par la grâce de juillet 1830, chefs de peuples et conducteurs de nations. Enfin, lorsqu’il fallut en arriver au sujet qui motivait plus particulièrement ma visite, il souleva de ses doigts, pour me mieux voir, ses paupières affaissées par la névrose et me dit, de sa voix la plus plaintive, qu’il avait bien besoin d’être soutenu, car il était, pour le moment, attaqué de la manière la plus indigne par des Allemands sans aveu, par des Polonais, par des femmes de mauvaise vie,.. et il citait des noms que je ne puis répéter. Tout ce que je puis dire, c’est que deux de ces femmes de mauvaise vie étaient, à divers titres, fort illustres, et que, parmi ces Polonais, il en est un qui est devenu, par la suite, un des amis dont nous avons le plus goûté l’instructive et originale conversation. Mais ses plaintes assaisonnées de sarcasmes contre ses ennemis avaient épuisé ses forces, et il retomba anéanti sur son lit : « Excusez la nature qui m’a mis en cet état, » me dit-il en me tendant la main et, sur cette parole, je pris congé.

Mais ce qui m’intéressait plus encore que les discours de Heine, c’était sa personne, car ses pensées m’étaient connues depuis longtemps, tandis que je voyais sa personne pour la première fois et que j’étais à peu près sûr que cette fois serait l’unique. Aussi, tandis qu’il parlait, le regardai-je encore plus que je ne l’écoutai. Une phrase des Reisebilder me resta presque constamment en mémoire pendant cette visite : « Les hommes malades sont véritablement toujours plus distingués que ceux en bonne santé. Car il n’y a que