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tombe à la voix de sa bien-aimée repentante ; mais il ne reprend vie sous ses caresses que pour souffrir encore des mêmes douleurs qu’autrefois, et ce duo d’amour chanté au fond du sépulcre n’aboutit qu’à porter dans l’éternité les vieilles tristesses de la terre. Et ce ne sont pas seulement les chants purement lyriques qui sont marqués de ce caractère lugubre ; les chants les plus impersonnels, ceux dont il emprunte le thème à la légende, le portent également. Dans tous l’amour apparaît comme une puissance perverse et malfaisante qui mène les hommes à la mort et à la ruine par les voies les plus diverses. Jamais le spectre macabre du vieil Holbein ne revêtit autant de travestissemens et ne se dissimula sous plus de masques que ne le fait l’amour dans les poésies de Heine. Le voilà bourreau dans la ballade de sire Olaf, qui doit périr le jour de ses noces pour avoir été aimé de la fille du roi ; le voilà larron d’honneur dans la ballade d’Harald Haarfagar, retenu prisonnier sous les vagues par les enchantemens d’une belle fée de la mer et qui verse d’inutiles larmes lorsqu’il entend au-dessus de sa tête retentir un chant de guerre normand. Les puissances célestes elles-mêmes sont sans armes contre lui, et la vierge implorée pour la guérison du pauvre enfant du Pèlerinage à Kevlaar ne peut rendre la paix au cœur malade qu’en l’arrêtant pour toujours. Non, vraiment, ce n’est pas par forfanterie de poète qu’à la fin de son Intermezzo il demande qu’on lui prépare un cercueil grand comme la grosse tonne de Heidelberg et qu’on commande pour le porter douze géans grands comme le Saint Christophe du dôme de Cologne, afin de pouvoir y ensevelir avec sa dépouille son amour et ses souffrances.

D’où vient cette étrange variété de l’amour, et comment Heine fut-il amené à le ressentir ? Selon la légende, il aurait été épris de la plus extrême passion pour une de ses cousines, Mlle Amélie Heine, la propre fille de l’oncle Salomon ; mais la jeune fille ne put ou ne voulut pas lui rester fidèle jusqu’au bout, et ces chansons d’amour, tour à tour si pleines d’ivresses et de douleurs, ne seraient que la traduction des phases diverses de cette passion. Nous pouvons accepter la légende comme vraie, en faisant observer toutefois que cette passion a bien pu être l’occasion révélatrice, mais non le principe créateur d’une forme de l’amour aussi excentrique, et que c’est dans la nature même de Heine qu’il en faut chercher l’origine véritable. Nous avouons ne goûter que modérément les explications matérialistes des faits moraux si fort à la mode de nos jours ; cependant des répugnances ne sont pas des raisons, et force est bien d’accepter ces explications lorsqu’elles se présentent en toute évidence comme les meilleures ; or c’est le cas pour Heine. La vérité est que, dans ces poésies de la jeunesse de Heine, il y a,