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pas, comme on pourrait le croire, un procédé de poète ; ils étaient la traduction lumineuse des informes et incohérentes ébauches de ses nuits troublées. Le germe de mort que nous portons tous en nous était donc non-seulement apparent, mais actif en lui presque dès son entrée dans la vie, et voilà pourquoi tant de pressentimens funèbres se mêlent à cette joie de vivre qu’il exprime avec une si éloquente frénésie ; pourquoi lorsque, courant à travers les campagnes, il jette à tous les vents ses espérances et ses rêves, les échos de la nature lui répondent à l’envi qu’il n’en doit attendre la réalisation que dans la tombe obscure ; pourquoi, lorsqu’il est près de sa maîtresse, la pensée de la mort vient détruire par la plus affreuse dissonance l’harmonie de ses effusions d’amour. Dans cette joie de vivre même se trahit une hâte de funeste augure, de sorte qu’on peut dire sans paradoxe que c’est par la grâce même de la mort qu’il a été un chantre si vibrant de la vie.

Ce principe de névrose n’explique pas tout ; il s’y joignait une disposition d’âme du caractère le plus fatal pour quiconque en est affligé. « Je suis amoureux à la fois de la Vénus de Médicis et de la belle cuisinière du conseiller aulique Bauer ; hélas ! et de toutes les deux sans espoir, » écrit-il un jour dans ses années de jeunesse à son ami Mosès Moser. Il y a plus qu’une simple plaisanterie d’étudiant dans cette phrase, il y a le signalement même de cette disposition que nous qualifions de fatale, c’est-à-dire un appétit de beauté qui le faisait se porter avec une sensualité presque religieuse vers toute magnificence de la chair sans souci de l’âme que recouvrait cette magnificence. Comme jamais poète érotique n’a été au fond plus sincère et n’a moins usé de ces noms d’emprunt sous lesquels nos vieux poètes dissimulaient la bassesse d’origine ou la vulgarité de condition de leurs Chloris et de leurs Philis, nous savons à quelles catégories du sexe féminin appartenaient nombre de beautés auxquelles s’adressent ses chants délicieux : petites montagnardes du Hartz, filles de forestiers, grisettes de petites villes allemandes, filles de pêcheurs de Norderney et d’Héligoland, bouquetières parisiennes, lionnes de la Chaumière, voire princesses des caravansérails hospitaliers de Hambourg et autres lieux. Pour se justifier de cette inclination fatale, il avait une théorie philosophico-religieuse, corollaire logique de sa fameuse doctrine de la réhabilitation de la chair. Que lui importait la condition ou même l’ignominie des femmes qu’il aimait ? écrivait-il de Paris, dans une page fort éloquente vraiment, un jour que ses ennemis d’Allemagne l’accusaient tout crûment de libertinage ; ce n’était pas à la femme que s’adressait son amour, mais à la beauté dont elle était revêtue, beauté qui était une manifestation de l’essence divine