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nos savans, pour constituer leurs sciences, ont chassé du monde matériel les puissances capricieuses que l’antiquité et le moyen âge avaient mises partout. Il ne croit pas à cette déesse tant adorée des anciens et qui l’est encore des modernes, la Fortune, pas plus qu’il ne croit au hasard, au destin : mots commodes pour la faiblesse et l’ignorance. Il a des pensers plus virils. C’est dans l’âme humaine qu’il cherche les mobiles des faits humains et non dans la volonté des dieux. Pour lui, les états s’élèvent ou tombent s’ils sont bien ou mal gouvernés, et les peuples, complices des fautes commises en leur nom par l’assentiment qu’ils y donnent, sont les artisans de leur destin. Ce n’est pas, comme le veut une école fameuse, le fort qui tue le faible ; dans l’humanité du moins, c’est le faible qui se tue lui-même : l’individu par les excès, les gouvernemens par l’incurie, et cependant la désolante doctrine que le succès fait la justice est souvent un mensonge.

Nulle part la loi de solidarité entre les générations ou l’enchaînement des causes et des effets ne se laisse mieux saisir que dans l’histoire de la domination romaine, qui commence au pied du Palatin, dans un berceau d’enfant, et qui finit par couvrir un univers : orbis Romanus.

J’ai raconté comment cette fortune s’est faite ; je voudrais résumer les causes qui l’ont produite et celles qui l’ont précipitée.

Après Bossuet et Montesquieu, il ne resterait rien à dire en un pareil sujet si les révolutions ne nous avaient appris à interroger Rome sur des questions qui ne pouvaient pas, il y a deux siècles, préoccuper ces grands esprits. J’en donnerai un exemple : dans ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Montesquieu ne parle point de la tentative faite par les Gracques pour sauver la république et il ne prononce leur nom qu’en passant. Aux regards du voyageur qui gravit une montagne, l’horizon s’étend et, sans que sa vue soit meilleure, il distingue des sites dont il n’avait pas, dans la plaine, soupçonné l’existence. Le temps rend le même service à l’histoire : il a pour elle des révélations que seul il peut faire, et c’est pour cela qu’elle recommence souvent son œuvre en l’élargissant.


I

L’action que les peuples subissent d’abord est celle du milieu où ils se trouvent, et la géographie, je veux dire l’ensemble des influences physiques qui dérivent du sol et du climat, explique la moitié de leur histoire. Une vertu particulière est même attachée à