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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/452

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Forneron, qui joue volontiers au Joseph de Maistre, aurait dû méditer ce mot.

On sait que l’entrée de l’Angleterre dans la coalition, en 1793, marque une époque nouvelle dans l’histoire de l’émigration et de la guerre européenne. Comme il avait passé de France en Allemagne, M. Forneron passe donc d’Allemagne en Angleterre ; je veux dire du livre de M. de Sybel à celui de lord Stanhope : William Pitt et son Temps. Après les assemblées et les partis révolutionnaires, c’est au comte d’Artois que s’en prend ici M. Forneron. La tâche malheureusement n’était pas difficile, et peu de princes dans l’histoire ont plus mal compris leur devoir. A la faute d’avoir donné, dans un temps où son départ n’avait pas même une ombre d’excuse, le premier signal de l’émigration, le comte d’Artois joignit cette autre faute, moins pardonnable encore à un Bourbon, lorsque sa place était au milieu de ceux qui mouraient pour sa cause, de donner à douter de son caractère et de son courage.

M. Forneron ne pouvait guère laisser échapper une telle occasion, après avoir exercé sur les révolutionnaires toute sa « modération, » — car ai-je dit qu’il se croyait modéré ? — de mettre aux dépens de Monsieur son impartialité dans son lustre. C’est ce qu’il a fait. Le reste, c’est-à-dire à peu près tout ce qui pouvait intéresser l’histoire, il l’a donc négligé pour ne s’attacher qu’au seul comte d’Artois, et motiver interminablement, à force d’extraits de lettres, un jugement que dix lignes pouvaient suffire à formuler. Si le comte d’Artois fait écrire au cabinet anglais pour demander l’autorisation de passer en Vendée, M. Forneron nous l’apprend, c’est qu’il espère bien qu’on lui répondra par un refus. S’il pressent la cour de Vienne sur ce qu’elle peut penser de la même résolution, M. Forneron nous le dit encore, c’est que l’Angleterre l’encourageant à l’entreprise, il voudrait bien que l’Autriche l’en détournât. S’il écrit lui-même à lord Moira pour convenir de la place et de la situation qui lui seront faites, M. Forneron ne l’ignore pas davantage, c’est encore pour s’attirer des officiers anglais les objections que la cour de Vienne n’a pas opposées à ce glorieux dessein. A la fin de 1795, cependant, le voilà qui s’embarque. S’embarquer est une chose, et débarquer une autre. Il croise en rade de Quiberon, mais il ne prend pas terre, et le Jason remet à la voile sans que le prince ait posé le pied en Bretagne. Nouvelle croisière en vue de Noirmoutiers, mais les « vents contraires » s’opposent au débarquement. Le Jason repart encore, il arrive en rade de l’Ile d’Yeu ; cette fois le prince descend, trois mois se passent, au bout desquels il se rembarque ; et, sans avoir rien fait, il se retrouve enfin en sûreté dans le château d’Holyrood « avec sa cour et Mme de Polastron. » La partie est achevée sans avoir été même engagée. Le comte d’Artois a tout pu, n’a rien fait, et a tout perdu.