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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/51

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qu’il cherchait de se faire voir à ses soldats et de déployer sa valeur dans les tranchées sans exposer sa dignité à tous les hasards d’une action en rase campagne. En mettant les choses au pis, l’échec d’un siège n’exposait jamais à la chance d’une captivité ou d’une déroute.

Seulement cet exemple emprunté au passé faisait naître tout de suite une question très délicate. Dans l’expédition de 1673, Louis XIV s’était fait suivre de toute sa cour. La reine et ses dames, parmi lesquelles figuraient Mmes de La Vallière et de Montespan, l’une déjà en disgrâce, l’autre à l’apogée de sa faveur, étaient venues s’établir à Tournai pour recevoir plus tôt les nouvelles et accourir au lendemain de la victoire. Louis XV allait-il donner le même spectacle et paraître entouré du même cortège ? Une personne le désirait ardemment : c’était la Montespan du jour, celle qui, fière d’avoir armé elle-même le bras du roi, était pressée de jouir de son œuvre. Déjà l’automne précédent, quand le roi avait songé un instant à partir pour l’Alsace, Mme de Châteauroux avait exprimé tout bas ce vœu au maréchal de Noailles : « Si le roi part, écrivait-elle alors, que deviendrai-je ? Serait-il impossible que ma sœur de Lauraguais et moi nous le suivissions ? Je ne voudrais rien faire de singulier ni qui pût retomber sur lui et lui donner du ridicule. Donnez, à cet égard, vos idées à votre Ritournelle. » Noailles, sentant probablement que Louis XV était encore trop loin d’égaler son aïeul pour avoir le droit de l’imiter tout de suite dans ses écarts, avait éludé l’insinuation avec tous les égards dus par un bon courtisan à une favorite et par un parrain à sa filleule. Cette fois, avant même que Mme de Châteauroux eût renouvelé l’expression de son désir, et craignant que le roi n’eût la tentation d’y céder, il alla tout de suite au-devant pour le prévenir. Il représenta que la dureté des temps ne permettait guère l’énorme dépense qu’entraînerait le transport de toute la cour à la suite de l’armée. Louis XV, peu habitué encore à faire ses volontés et encore moins à exprimer tout haut ses fantaisies, céda, non sans regret. Comme le train dont il se fit accompagner était encore très considérable, personne ne se méprit sur la valeur du prétexte et on sut gré à Noailles de l’avoir fait prévaloir. « Tout suit à l’armée, écrit le sarcastique marquis d’Argenson, le grand maître, le chambellan, la cuisine, la bouche ; il n’y a que la maîtresse qui reste[1]. »

Mais on avait compté sans l’épouse légitime, qui, de tous les droits dont elle perdait trop souvent le souvenir, ne tenait qu’à celui de partager les périls de l’objet de son timide et respectueux

  1. Rousset, t. I. — Barbier, t. II, p. 380. — D’Argenson, Journal, t. IV, p. 98.