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qui avait fait passer les amours royales d’une sœur à l’autre, dans la même famille. Elles crurent voir le scandale vivant et réalisé, et sous leurs yeux, dans la présence des deux duchesses toujours inséparables l’une de l’autre, car le bruit se répandit (et il circulait déjà à tort ou à raison à Paris) que leur intimité n’était due qu’à un odieux partage auquel avait consenti la nouvelle maîtresse, plus facile encore et plus vicieuse que sa sœur aînée. Une caserne qui attenait à leur demeure ayant été frappée de la foudre, on vit là un avertissement du ciel, d’autant plus mérité qu’on prétendait (ce qui, assure le duc de Luynes, était faux) que le roi venait de faire tout récemment ses dévotions aux fêtes de la Pentecôte,

Il semble que les corps de garde, où d’ordinaire on ne se pique pas de vertu, dussent se montrer plus accommodons, mais probablement on jugea, entre militaires, que le roi n’avait pas encore assez payé de sa personne pour se passer toutes ses fantaisies ; peut-être aussi le maréchal de Noailles, piqué du peu de compte qu’on tenait de ses sages conseils, ne prit-il pas assez de soin de cacher sa désapprobation. Toujours est-il que l’armée se montra aussi mécontente que le peuple : «Il n’y a pas, écrivait le maréchal de Saxe, un capitaine d’infanterie qui n’en parle (de Mme de Châteauroux), et celui qui a fait le sacrifice de la faire venir le paiera cher. » — Des huées, assaisonnées de grossiers quolibets, accueillaient partout les duchesses sur leur passage, et, le soir, elles entendaient répéter en chœur, sous leurs fenêtres, une vieille chanson soldatesque dont les deux premiers vers (les seuls qu’on puisse citer) :


Non, madame Enroux,
J’en deviendrai fou,


rimaient au nom de Châteauroux,

L’impression était trop vive pour ne pas être bientôt connue à Paris, où les instigateurs de l’expédition, qui ne s’y attendaient pas, s’en montrèrent fort contrariés. On essaya, pendant quelques jours, d’empêcher les bruits fâcheux de se répandre en arrêtant à la poste les lettres de l’armée qui en apportaient les échos; et, en même temps, Tencin faisait dire à Mme de Châteauroux qu’il fallait qu’elle s’appliquât à regagner le public et lui en indiquait le moyen, suivant lui, infaillible, qui n’était autre que de répandre des charités, d’aller régulièrement à la messe et d’y paraître avec une grande modestie. Quelques esprits plus libres et ne doutant de rien essayaient au contraire de payer d’audace et de tout justifier avec effronterie : « Voyez le sot préjugé, dit d’Argenson dans son Journal, de combattre des plaisirs qui ne font tort à personnel » Enfin, quand il devint impossible d’arrêter les mauvaises langues, on se