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résigna à mettre tout le scandale sur le compte des indiscrétions du maréchal de Noailles. « il faut bien, écrivait Mme de Tencin à Richelieu, que le maréchal de Noailles parle sans ménagement contre le voyage de Mme de Châteauroux, puisque toutes les lettres qui viennent de l’armée ne sont pleines que de murmures contre ce voyage, et l’on remarque, ce que j’avais prévu, qu’il est plus désapprouvé à mesure que ceux qui le désapprouvent sont plus ou moins attachés au maréchal. » — C’était une manière d’aigrir le roi contre son nouveau favori en le représentant comme le censeur et le trouble-fête de ses plaisirs[1].

Mme de Châteauroux (il faut être juste pour tout le monde) fit tête à l’orage avec une certaine noblesse. Elle tint surtout à honneur de faire voir qu’elle était venue non pour distraire ou endormir, mais pour exciter, au contraire, l’ardeur militaire qu’elle seule avait su réveiller chez le roi. Elle lui apportait l’aiguillon de l’amour, non la langueur de la volupté. Le départ annoncé pour Ypres ne dut pas être retardé d’un seul jour : « Prenez vos arrangemens au plus tôt, écrivait le 11 juin Louis XV au maréchal de Noailles, car le beau temps le demande à cor et à cri, et, quoiqu’il fasse très beau et très bon ici, je suis prêt à partir aussitôt que ma présence pourra être de la plus petite utilité. » effectivement le 16 il arrivait au camp, et, le 25, un courrier apportait à Lille la nouvelle que la place avait capitulé.

La duchesse entonna alors un véritable chant de triomphe ; c’est son œuvre, ne pourrait-elle pas elle-même, sur place, aller en partager l’honneur? Qui oserait encore l’insulter après un tel exploit? — « Assurément, cher oncle, écrit-elle, que voilà une nouvelle bien agréable et qui me fait grand plaisir. Je suis au comble de la joie: prendre Ypres en neuf jours, savez-vous bien qu’il n’y a rien de si glorieux ni de si flatteur pour moi, et que son bisaïeul, tout grand qu’il était, n’en a jamais fait autant? Mais il faudrait que la suite se soutînt sur le même ton et que cela allât toujours de cet air-là. Il faut l’espérer, et je m’en flatte, parce que vous savez qu’assez volontiers je vois tout en couleur de rose et que je crois que mon étoile, dont je fais cas (et qui n’est pas mauvaise), influe sur tout. Elle nous tiendra lieu de bons généraux et de ministres. Il n’a jamais si bien fait que de se mettre sous sa direction... Mme de Modène meurt d’envie d’aller voir l’entrée du roi dans Ypres, elle voulait que je le demanda (sic) au roi; je n’ai rien fait, parce que je ne sais pas s’il ne vaudrait pas mieux que je n’y alla pas (sic) parce que, comme nous avons dit ensemble, si vous vous ressouvenez,

  1. Mémoires de Luynes, t. v, p. 470. — Correspondance du cardinal et de Mme de Tencin avec Richelieu, 7, 19, 23 juin 1744, p. 341, 349, 359. — Journal de d’Argenson, t. IV, p. 103.