Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

Une clairière où poussent de grands arbres au feuillage clairsemé et dont l’herbe pâle est fleurie de narcisses, d’anémones et de lauriers-roses, ainsi M. Puvis de Chavannes a conçu le Bois sacré. Au milieu de la vallée que ferme à l’horizon une ligne de collines bleues et violettes, un lac reflète les teintes safranées du ciel, doré par le soleil couchant. Cinq Muses demi-nues, groupées devant un édicule ionique de marbre rose, reçoivent des fleurs et des branches de lauriers que de sveltes adolescens ont cueillies pour elles. A quelques pas de ses sœurs, Clio écrit de la pointe d’un stylet les grandes actions des hommes. Plus en avant, à gauche, Uranie, découverte jusqu’aux reins, et Polymnie, sévèrement drapée, s’entretiennent de quelque grave sujet. Tout à fait à l’écart, une figure, vêtue de voiles noirs, assise contre un arbre et la tête inclinée dans une attitude méditative, personnifie la Muse inconnue au monde antique, la Muse de la mélancolie.

Il n’est point malaisé sans doute de trouver des défauts à cette œuvre, mais il est plus malaisé encore d’échapper à l’austère séduction qu’elle exerce. Aussi le public (nous entendons le public éclairé) est-il tout disposé à exprimer son avis par cette formule originale : « Cela est mal dessiné, mal peint, mal composé, et cependant cela est beau. » Peut-être cette manière de dire exprime-t-elle d’une façon vive et assez juste la première impression du Bois sacré, mais ce n’est point là raisonner. Qu’un tableau bien dessiné, bien peint et bien composé ne soit pas pour cela nécessairement un beau tableau, d’accord, car il y peut manquer le style, le sentiment, le suprême rayon ; il est inadmissible, au contraire, qu’un tableau qui n’a ni dessin, ni coloris, ni composition, soit un beau tableau, car il n’y a pas d’effet sans cause. Pour réaliser sa conception, le peintre ne peut se servir que du trait et des couleurs. Si donc l’ensemble des lignes générales est sans grandeur et sans équilibre, si les contours des figures sont gauches, si le coloris blesse les yeux, l’artiste aura manqué son œuvre. C’est la question toujours renaissante du fond et de la forme. Le fond, qui est la conception, est supérieur à la forme, qui n’est que le métier, mais la pratique du métier est indispensable pour faire sortir l’idée du domaine du rêve. Croyez que si M. Puvis de Chavannes réussit à formuler sa pensée avec les procédés de son art et à nous communiquer l’impression profonde du sentiment qui l’a inspiré lui-même, c’est qu’il sait parfaitement son métier. Dans le Bois sacré, dit-on, la toile n’est pas assez remplie, les figures sont égrenées. A étudier cette composition