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tout de son propre bonheur et laisser aux habitans des archipels du Pacifique le soin de jouir de la vie comme ils l’entendent, ou des utilitaires, qui ont une aversion instinctive pour les aventures romantiques et qui en toute rencontre se demandent : « À quoi bon ? » ou des démocrates disposés à croire que, dût-elle y perdre l’empire des Indes, l’Angleterre ferait une bonne affaire en se débarrassant de sa chambre des lords.

Quel que soit leur programme politique, ces pessimistes s’accordent à considérer les colonies comme une charge, comme une gloire fort onéreuse. Ils jugent que les possessions lointaines sont une grande source de difficultés et de déconvenues, qu’en se répandant sur le monde, l’Angleterre s’est créé mille embarras, qu’en reculant indéfiniment ses frontières, elle a multiplié comme à plaisir ses endroits vulnérables, qu’avoir des fermes dans tous les coins de l’univers, c’est avoir partout des inquiétudes. « Nous avons, disent-ils, le bonheur et le privilège d’être des insulaires, et le fossé d’eau salée qui clôt de toutes parts notre maison nous mettait hors d’insulte. Nous pourrions vivre dans une douce sécurité si la fureur d’acquérir le bien d’autrui ne nous avait poussés dans les aventures. Nous voilà désormais à la merci des accidens et des alertes. Nous sommes obligés de nous occuper anxieusement chaque jour de ce qui se passe en Turquie, de ce que disent les Égyptiens, de ce que pensent les Persans, de ce que méditent les Afghans ou les Transoxiens. Qui nous condamne à cette inquiète vigilance ? C’est l’Inde, que nous avons le malheur de posséder et dont nous sommes tenus de surveiller les routes. À quoi sert d’avoir un grand jardin quand on ne cultive dans ses plates-bandes que des chagrins et des malheurs ? » Ces pessimistes estiment d’ailleurs, avec Turgot, que les colonies sont comme des fruits qui se détachent de la branche dès qu’ils sont mûrs, que tôt ou tard l’Angleterre perdra les siennes, et ils lui conseilleraient volontiers de devancer les temps, de renoncer volontairement aux biens qui doivent la quitter un jour, de livrer elle-même à la fortune ce que la fortune se dispose à lui prendre. Il est certain que ne rien posséder est le meilleur moyen de n’avoir rien à craindre des voleurs ; mais jusqu’ici il ne s’est trouvé aucun millionnaire qui eût l’air d’être sensible à cette considération. Il est dur d’être volé, il l’est encore plus de n’être pas volable.

Il a paru récemment en Angleterre un livre sur la question coloniale, dont l’auteur n’appartient ni à l’école des impérialistes à outrance ni à celle des pessimistes. M. Seeley, professeur d’histoire moderne, a réuni dans ce livre deux séries de leçons qu’il avait faites à l’université de Cambridge et qui avaient été fort remarquées[1]. M. Seeley

  1. The Expansion of England, two courses of lectures, by J.-R. Seeley. Londres, Macmillan and C°.