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poids de laquelle il succombe; il se considère volontiers comme le martyr de son bonheur. Il éprouve quelquefois de grandes fatigues de tête en faisant le compte de sa fortune, et il est tenté de regarder sa migraine comme un méchant tour que lui joue la malice de ses ennemis et de dire à la Providence : « Voilà ce que je souffre pour ton service ! » Nous ne voulons pas prétendre que toutes ses inquiétudes soient vaines, que personne ne convoite son bien, qu’il n’ait pas à se défendre contre les larrons. Mais nous croyons qu’il est souvent lui-même son plus grand ennemi par l’intempérance de ses désirs, par sa fâcheuse habitude de s’accorder tous les privilèges et de tout refuser à ses voisins. Nous savons par une récente expérience combien il est ombrageux, à quel point les succès des autres le contristent, lui causent des accès d’humeur noire. Ne semblait-il pas que nous lui prenions le Tonkin? Il n’est pourtant pas seul dans le monde, et aucun décret divin ne lui a réservé la souveraineté absolue des mers, le monopole du commerce.

Il est également certain que les mesures de précaution que les Anglais jugent nécessaires pour s’assurer la paisible possession de leur empire de l’Inde sont fort gênantes, que les autres nations ont le droit d’y trouver à redire. D’année en année on a vu croître leurs exigences. Jadis, ils se contentaient de déclarer qu’ils ne souffriraient jamais que l’Egypte tombât aux mains d’une puissance étrangère, et ce principe était admissible. Aujourd’hui, il leur faut l’Egypte, ils veulent la prendre et la garder, et ils reprochent à leur gouvernement de trop ménager les convenances, les susceptibilités du reste de l’Europe. Ils ressemblent à un propriétaire qui posséderait une riche métairie fort éloignée de son château, et qui prétendrait réserver pour lui seul l’usage des grands chemins qui y conduisent. Les grands chemins sont à tout le monde, et ce sont les prétentions exagérées qui mettent en danger les métairies.

Les Anglais nous prodiguent les bons conseils, ils nous engagent à cultiver les vertus domestiques et tranquilles, ils nous enseignent que les gens de bien répugnent aux aventures et ont toujours aimé à rester chez eux. Il nous est permis à notre tour de leur représenter les avantages de la modération, qui est la plus utile des vertus. L’accord de la France et de l’Angleterre est une garantie de sécurité pour les deux pays; un conflit sérieux entre elles serait de toutes les guerres étrangères celle qui ressemblerait le plus à une lutte intestine. Mais pour faire les bonnes amitiés, il faut que chacun y mette du sien. Nous apportons la cordialité, que les Anglais tâchent d’être raisonnables, et nous ferons bon ménage. Tout le monde s’en trouvera bien, excepté ceux qui ont intérêt à nous brouiller.


G. VALBERT.