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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/717

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Il n’est rien de tel, pour aider à mesurer l’espace parcouru et le temps écoulé, que les vieux souvenirs, les témoignages posthumes de ceux qui ont été, à un certain moment, des personnages de leur pays et de leur siècle. A lire ces Lettres de M. Guizot, qui viennent d’être pieusement recueillies par sa fille, Mme de Witt, qui se mêlent aux bruits du jour, ne dirait-on pas un autre monde, presque une autre civilisation, avec d’autres hommes qui ne sont plus désormais que de l’histoire?

Notre siècle, qui vieillit aujourd’hui, a eu particulièrement deux phases représentées par deux générations puissantes. Il a commencé, au lendemain de la révolution, par la génération militaire et administrative qui a illustré l’empire. Il a eu ensuite la grande génération parlementaire, libérale, philosophique, littéraire, qui, en se renouvelant, a occupé la scène pendant près de quarante années, qui a déployé sa fécondité dans toutes les œuvres de la politique et de l’intelligence, qui a pu croire un moment avoir ouvert pour la France l’ère des libertés et des progrès réguliers à l’abri des institutions fixes. M. Guizot reste assurément un des premiers de cette génération libérale dont il a été un des guides comme professeur, comme historien, comme orateur, comme ministre, jusqu’au jour où, emporté par une révolution et jeté dans la retraite, il n’a plus été qu’un spectateur éclairé des destinées publiques, un témoin supérieur des affaires de son temps. Ces Lettres nouvelles, écrites au courant d’une longue carrière, de 1810 à 1874, adressées à sa famille et à ses amis, au vieux duc et à la duchesse de Broglie, à M. de Barante, à M. de Rémusat, à la comtesse Mollien, ne sont pas sans doute l’histoire du politique, du chef de parlement ou de gouvernement; elles peignent l’homme dans son intimité familière, tel qu’il a été, à travers les agitations et les révolutions comme dans la retraite. M. Guizot s’est-il trompé dans ses vues et dans ses calculs quand il a eu à diriger le gouvernement comme premier ministre? C’est bien possible, ce n’est plus, en vérité, la question. Le personnage public disparaît ici ou ne relève plus que de l’histoire; l’homme seul reste dans ces pages avec sa forte nature, ses ressorts généreux, ses préoccupations toujours élevées, sa simplicité fière et sa noblesse morale. C’était une âme passionnée sous des dehors calmes, affectueuse sous des apparences de froideur et d’austérité, sévère pour elle-même avec des mouvemens d’ambition ardente, gardant aux affaires une hauteur d’intégrité faite pour servir de modèle. C’est bien l’homme qui, étant ministre, a pu écrire à une amie, inquiète de sa position de fortune : « Ma fortune est bien petite... J’aurais pu bien souvent, pendant que j’ai été dans les affaires, l’augmenter beaucoup sans manquer à ce que le monde appelle la probité; mais, en toutes choses, et pour ma vie privée