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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/769

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j’y emmagasine la force de mes muscles et celle de mon cerveau : l’idée. En d’autres termes, le produit du travail est la transformation ou, si l’on préfère, l’équivalent extérieur de ma force intérieure, de mon activité et de ma pensée. Certains économistes allemands ont donc eu raison de dire que tout produit est du « travail cristallisé. » Tel est, si nous ne nous trompons, le principe vraiment scientifique, et supérieur à tout système, qu’on peut prendre pour point de départ, et dont les formules des métaphysiciens sont d’incomplètes expressions.

S’il en est ainsi, la propriété n’a pas seulement pour base l’utilité, comme semble l’admettre M. Leroy-Beaulieu, ni la loi, comme M. de Laveleye le soutient avec M. Laboulaye. Il est « utile » assurément que la jouissance du produit revienne au producteur, et la « loi » consacre cette utilité ; mais, en même temps, il y a là un de ces rapports rationnels que demandait Montesquieu : le produit, en une certaine mesure, est encore le producteur lui-même. Maintenant peut-on conclure de ce principe très général un individualisme exclusif ? Nullement. M. Jules Simon a beau dire : — « Je prends du blé sauvage dans ma main, je le sème… La récolte qui croîtra est-elle mon bien ? Où serait-elle sans moi ? Je l’ai créée. Qui le niera ? » — Nous oserons nier cette création. Si un homme, par son travail, pouvait en effet créer quelque chose de rien, produire une moisson comme le Dieu de la Bible produisit la lumière, on comprendrait cette sorte d’absolutisme métaphysique que l’école individualiste attribue au producteur sur la chose par lui créée. Mais il n’en va pas ainsi. En appliquant à ses œuvres les lois universelles de la mécanique, l’homme produit la forme et non le fond, l’accroissement de fertilité du sol, non le sol ni les plantes ni le « blé sauvage. » Dans toute propriété matérielle, il est clair qu’il y a une matière fournie par la nature. Les philosophes de l’école individualiste ne devraient donc pas se contenter, comme ils le font souvent, d’établir la propriété de la forme ; ils devraient établir encore celle du fond. La forme est un objet de production ; le fond est un objet d’occupation ; et c’est précisément le rapport de la forme au fond qui est ici le grand problème philosophique.

En présence du fond naturel, il y a, selon nous, deux droits rivaux : l’un dont tous les philosophes et juristes ont parlé et qu’ils ont appelé le droit du premier occupant ; l’autre qu’ils ont presque tous négligé et que nous proposerions d’appeler le droit du dernier venu ou du dernier occupant. Le privilège conféré par la première occupation a un fondement rationnel, mais il a aussi une limite rationnelle. Son fondement n’est autre que le droit du travail. Quand un individu, quand une famille occupe un terrain ou des objets qui n’appartiennent encore à personne, l’effort de la volonté change