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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/771

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règne minéral sont encore en quantité à peu près suffisante et la seule difficulté est de les extraire ou de les façonner ; mais les végétaux ou les animaux nécessaires à notre subsistance ne sont plus dans le même cas. L’homme est ici obligé, pour soutenir sa propre vie, de faire appel à d’autres êtres vivans et, en dernière analyse, aux forces nutritives du sol, dont il n’est assurément pas créateur : la nature, quoi qu’en disent Bastiat, M. Jules Simon et M. Leroy-Beaulieu, fait en ce cas la partie la plus capitale de la besogne : elle réalise la vie, que nous ne sommes pas parvenus à réaliser dans nos laboratoires. L’individu ne pourrait donc s’approprier le sol d’une manière absolue pour cette seule raison qu’il y a recueilli ou fait naître des fruits ; le pêcheur ne pourrait s’approprier le lac entier parce qu’il y a pris du poisson, ni le chasseur la forêt entière parce qu’il y a tué du gibier. C’est là un point qu’il faut concéder à Stuart Mill et à M. de Laveleye. La terre nourricière est encore aujourd’hui le grand champ de bataille des prétentions opposées : il y a conflit entre les premiers occupans et les derniers venus, qui demandent leur part du fond naturel.

Ainsi nous ne saurions admettre les argumens par lesquels beaucoup d’économistes, pour démontrer le caractère exclusivement individuel de la propriété, s’efforcent de réduire presque à néant la part de la nature et de la terre au profit du travail humain. M. Leroy-Beaulieu, par exemple, nous répète avec Bastiat que la terre n’a point « une valeur naturelle indépendante du travail humain. » Entre Orenbourg et Orsk, on peut acheter quatre-vingts acres de terre pour 6 francs ; dans le Yarkand, un mouton gras vaut 40 ou 60 centimes ; pour 660 francs, une famille américaine peut acheter, aux États-Unis, quarante hectares de terre, etc. M. Leroy-Beaulieu ajoute, il est vrai, que « la valeur ultérieure de chaque terre n’est pas proportionnelle au travail dont elle a été l’objet, soit de la part des possesseurs, soit de la part de la société ; » il avoue que le célèbre épisode de Bastiat sur le Clos-Vougeot « n’est pas probant ; » la propriété des chutes d’eau, des mines, des terrains qui ont une exceptionnelle situation ou une rare fertilité, « rapporte en général bien au-delà du travail qu’elle a coûté. » Ces diverses propositions nous paraissent difficilement conciliables. Si la terre emprunte toute sa valeur « au travail humain, » comment cette valeur n’est-elle pas proportionnelle à ce travail ? Comment soutenir qu’une terre féconde n’a pas en elle-même plus de valeur qu’une terre stérile, un étang plein de poissons qu’un étang où le poisson ne peut vivre, et cela sous le prétexte que le poisson ne vient pas, sans travail de notre part, se mettre tout seul à notre disposition ? Dira-t-on aussi qu’une terre malsaine ou inaccessible pour nous à cause de son éloignement vaut en soi une