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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/772

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autre terre ? M. Leroy-Beaulieu nous apprend que les colons qui cherchent à mettre en culture des terres vierges sont souvent décimés par la fièvre : il y a donc une inégalité entre les terres, selon les conditions plus ou moins favorables de culture, d’hygiène, de proximité, etc. Pour que la terre fût sans valeur propre, il faudrait qu’elle fût partout dans la même relation avec la santé, la situation, le travail des hommes, les débouchés, ce qui est insoutenable.

Négligeons cependant ces différences et accordons à M. Leroy-Beaulieu que la terre n’a absolument aucune valeur avant que le travail humain s’y applique, les économistes auront-ils pour cela établi le caractère individuel de la propriété ? Non, car il y a deux sortes de travail humain, celui de l’individu et celui de la société entière ; il reste toujours à savoir ce qui revient à l’un et ce qui revient à l’autre. Or, dans cette question, les argumens des économistes vont, sans qu’ils s’en aperçoivent, contre leur propre thèse. M. Leroy-Beaulieu dit que « ce qui communique au sol une valeur, c’est le travail de l’individu ou le travail social environnant. » Qu’en faudrait-il conclure ? Une seule chose, mais elle est capitale : c’est qu’on doit admettre, outre l’apport et le fonds de la nature, une sorte d’apport et de fonds social qui constitue la plus grande partie de la valeur du sol. Que devient alors l’individualisme exclusif, puisque le « travail social » vient partout s’ajouter au travail individuel ? « À Winnebayo, où le chemin de fer du Minnesota méridional a une de ses stations, la terre qui, déjà exploitée, ne valait, il y a quelques années, que 87 à 125 francs l’hectare, est montée, en 1879, à 500 ou 575 francs. C’est le travail social qui est la cause de cette plus-value. » À la bonne heure ! les terres de Winnebayo sont donc non-seulement un terrain naturel, mais un terrain social, et l’individu qui prend possession de ces terres, par un moyen ou par un autre, prend aussi possession d’un certain fonds social. Les capitaux, qui sont devenus dans les sociétés modernes un nouveau champ de bataille, doivent eux-mêmes leur principale importance : 1o à la quantité de subsistances ou d’utilités qu’ils représentent; 2o à la puissance sociale qu’ils confèrent. Ils symbolisent tout ensemble une partie du fonds naturel et une partie du fonds social dont l’individu se trouve possesseur. Est-ce encore de là qu’on pourra conclure le caractère exclusivement individuel de la propriété ? Si vous montrez que les prétendus « détenteurs du fonds naturel » sont en réalité détenteurs d’un fonds social, aurez-vous beaucoup servi la cause de l’individualisme ?

Plus les économistes font la part large à la société humaine en face de l’apport fourni par la seule nature, plus ils socialisent, pour ainsi dire, la propriété à laquelle ils veulent pourtant, avec raison, maintenir une légitime individualité. Les économistes ne sont-ils pas les