Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/906

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre, l’enivrement de la victoire, des troupes pleines d’entrain, conduites par des généraux de premier ordre et suivies d’une formidable artillerie. Manifestement, la position n’est pas tenable, et la seule chance qui reste encore à ces malheureux, ce serait de se jeter sur l’ennemi, baïonnettes en avant, et de le rompre par un effort désespéré. Sombreuil hésite: s’il était seul, ah! ce ne serait pas long! Mais il a charge d’âmes, et cette responsabilité l’effraie. D’ailleurs, combien seraient-ils à le suivre? Déjà plus d’un transfuge l’a quitté; déjà, dans la troupe, on murmure et l’on prête l’oreille à je ne sais quelle rumeur de capitulation apportée par le vent. Les soldats de la première division, qui sont les plus rapprochés de l’ennemi, ont, paraît-il, entendu malgré la distance, des voix républicaines leur crier : « Rendez-vous: nous vous promettons la vie sauve. » Est-ce bien vrai? Et puis, quelle valeur à cette promesse? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’elle a bien vite fait son chemin dans les rangs. On croit facilement ce que l’on espère, et quand les bleus, resserrant lentement leur traque, arrivent en plein découvert à la hauteur de Port-Aliguen, ils ne trouvent plus en face d’eux, au lieu de gens résolus à vendre chèrement leur vie, qu’une masse inerte et sans âme.

Que se passa-t-il alors? Les historiens royalistes ont tous affirmé, sur la foi de quelques revenans de Quiberon, qu’une capitulation avait eu lieu et que Sombreuil, se dévouant de sa personne, avait obtenu des généraux républicains la promesse de la vie sauve et de la liberté pour ses compagnons. « Peu d’événemens, répète après eux M. Forneron, sont aussi clairs. Il y a sur une pointe de terre, à demi-portée de canon, quelques centaines d’hommes qui se voient, qui se parlent... Un général républicain s’avance; c’est probablement Hambert. Il dit : « Si vous vous rendez, vous serez traités comme prisonniers de guerre. — Même les émigrés? crie Sombreuil. — Même les émigrés; mais, pour vous, monsieur, je ne puis rien promettre. — Moi, je veux mourir. »

Cependant la tempête continue, et c’est sous le feu redoublé du Lark, tirant dans le tas, qu’a lieu cet héroïque dialogue. Comment faire taire l’Anglais? — le général républicain l’exige. — Un jeune officier, Joseph de Gesril du Papeu, se met à la nage et parvient à gagner la corvette. Il l’informe de la capitulation qui vient d’être conclue, puis, au lieu de rester à bord, risquant de nouveau sa vie pour aller reprendre sa place parmi ses camarades, tranquillement, il se rejette à la mer.

La scène est belle et d’un grand effet. Esthétiquement, rien de mieux trouvé. Mais, à l’étudier d’un peu près, il est difficile de n’être point frappé de son peu de vraisemblance et de précision. Ces gens qui trouvent le moyen, sans porte-voix, de se parler à demi-portée