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s’en émût. Dans le nombre figuraient non seulement des vieillards hors d’âge, des domestiques qui n’avaient fait que suivre leurs maîtres, des prêtres, des journaliers, des cultivateurs; on y voyait jusqu’à des enfans de moins de seize ans, dont le seul tort était d’avoir écouté la voix de la nature ou les ordres de leurs pères. Pas de grâce, pas même pour ceux-là! Le sensible Blad, il faut le dire à sa décharge, essaya bien de les sauver; il prit même en leur faveur un arrêté de sursis. Mais le comité de salut public fut implacable. Il cassa l’arrêté de Blad et rappela sèchement son successeur à l’application rigoureuse de la loi[1]. Pas d’exceptions ! s’il y avait eu des femmes, comme en Vendée deux ans auparavant, on les eût fusillées tout de même que les mâles. Seulement, pour leur éviter de pénibles lenteurs, on eût pris soin de les expédier un peu plus vite.

Quel crime inexpiable avaient donc commis ces malheureux? De quelle scélératesse inouïe s’étaient-ils rendus coupables? En vertu de quel droit enfin les frappait-on? En vertu d’un droit, qui, comme toutes les légitimités naissantes s’était établi par la force et n’avait encore régné que par la violence. En vertu d’un droit qui était la négation de celui sous l’empire duquel ils étaient nés et avaient vécu, qu’ils avaient reçu de leurs pères et que l’honneur leur commandait de transmettre à leurs enfans. Sans doute ils avaient été pris les armes à la main, dans une entreprise contre la nation française. Mais en avaient-ils seulement conscience? La nation, pour eux, elle était avec le roi, non ailleurs, où le roi les envoyait, à l’armée de Condé, aux Pyrénées, sur la flotte anglaise. Pour la voir dans la convention, parmi les assassins de Louis XVI, et parmi leurs spoliateurs, il eût fallu qu’ils n’eussent ni cœurs, ni préjugés, ni traditions, qu’ils fussent étrangers à toutes passions, à tous sentimens humains, au plus impérieux de tous, celui de la conservation. La patrie leur avait pris tout ce qu’ils aimaient et respectaient, non-seulement leurs privilèges, qu’ils lui avaient sacrifiés, mais leurs libertés, leurs biens, leurs croyances; elle avait fait d’eux des misérables et des proscrits. Étaient-ils encore ses enfans, était-elle encore leur mère? S’il y eut dans notre histoire un moment où le devoir put sembler douteux, où ce qui était le patriotisme pour les uns eût été l’infamie pour les autres, c’est bien dans ces premières années de la révolution. En effet, considérez ceci : d’une part,

  1. Lettre du 9 août 1793 du comité de salut public au représentant Mathieu : « Notre collègue Blad avait cru devoir, entre autres objets, ordonner qu’il serait sursis au jugement des prisonniers émigrés avant l’âge de seize ans... Nous t’invitons à ordonner au général de division Lemoine, commandant à Quiberon, de faire mettre en jugement les émigrés pris les armes à la main qui étaient sortis de France avant seize ans. « Signé : Merlin (de Douai), Letourneur, Defermon, Boissy d’Anglas et J.-B. Louvet.