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On prétend qu’ils ont réussi dans leur négociation, qu’un traité a été conclu, dont on ne connaît pas encore exactement la teneur. Il y a un moyen sûr d’obtenir l’alliance d’un négus, c’est d’exaucer le plus ardent de ses souhaits en lui procurant un port sur la Mer-Rouge. « On objecte, écrivait Gordon en 1881, que les Abyssins sont un peuple trop sauvage pour être digne d’avoir un port ; mais on ne parviendra à les apprivoiser qu’en les tirant de leur isolement. Quand on examine les registres de la douane de Massouah, on s’aperçoit que la plupart des marchandises qui passent par cette ville vont en Abyssinie ou en viennent. » Si les Égyptiens ont toujours refusé au négus la satisfaction qu’il leur demandait, c’est qu’une prophétie musulmane annonce qu’avant le jour de la résurrection, la kaaba sera détruite par les Abyssins. Les Anglais, qui se soucient peu de la kaaba et des prophètes, pourront être plus coulans ; mais il faut savoir ce qu’en retour le négus peut leur offrir. Les Abyssins, qui se défendent très bien, sont-ils capables de rendre des services dans une guerre offensive, de se créer des titres à la gratitude de leurs alliés ? Après leur victoire de Gura, ils n’ont pas su poursuivre leurs avantages ni reprendre la province du Bogos. Il y a des peuples qui ne se battent bien que chez eux.

Depuis le temps où les Portugais et les jésuites y formèrent un établissement que rappellent encore des palais ruinés et des ponts en pierre qu’on n’entretient plus, l’Abyssinie a été souvent parcourue, souvent décrite. Les voyageurs s’accordent tous à célébrer les grâces merveilleuses de cette Suisse ou de cette Auvergne africaine, presque aussi grande que l’Allemagne. Au-dessus de ses terres basses et brûlantes ou kollas, pays de coton et de fièvres, s’élèvent par étages des terres tempérées, qu’embellissent leurs sycomores gigantesques, leurs citronniers, leurs baobabs, leurs pâturages embaumés par la rose et le jasmin, leurs lacs bleus emplissant le cratère de volcans morts. Plus haut règne toute la sauvagerie des scènes alpestres. On ne voit plus que des gorges profondes où mugissent des torrens se précipitant en cascades, des murailles rocheuses festonnées de lianes, d’euphorbes et de mimosas, des pitons plutoniens surmontant la croupe aplanie des montagnes de grès. En s’élevant plus haut encore, on ne tarde pas à atteindre la limite des frimas éternels, et, aux enchantemens de la flore tropicale succèdent la nudité des rocs où rien ne pousse, et la blancheur des neiges qui ne fondent pas. L’altitude moyenne de la région dépasse 2,000 mètres, et c’est ainsi, qu’on trouve au-dessous du tropique du Cancer un climat salubre et fortifiant, des vallées aussi fraîches que parfumées. L’Abyssinie est un pays qui sent bon, et l’homme s’y porte aussi bien que le lion et l’hippopotame ; c’est une justice que tout le monde rend à cette contrée si riche en productions diverses, vrai paradis si on la délivrait de ses fourmis, de ses termites et de la fureur des guerres civiles.