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descendent de Juifs qui furent chrétiens mille ans avant Jésus-Christ, d’où il résulte qu’ils ont autant de dévotion pour l’Ancien-Testament que pour le nouveau, pour les psaumes de David que pour les Évangiles. Avant tout, il faut tenir pour un fait indubitable que les négus ou souverains d’Ethiopie sont les petits-fils de Salomon. Le maître actuel de l’Abyssinie, l’empereur Jean II, négus négesti ou roi des rois, était un simple gouverneur d’Adoua dans le Tigré, lorsque les Anglais firent la guerre à Théodore, et il s’appelait Lidj-Kassa. Il sut se ménager la bienveillance des vainqueurs, et par l’habileté de sa politique autant que par son courage, il parvint à réduire sous sa domination toutes les provinces de l’Ethiopie. Son premier soin fut de démontrer qu’il descendait en droite ligne de Salomon ; cette démonstration lui demanda peu d’efforts, bien d’autres l’avaient faite avant lui : — « Depuis que je suis monté sur le trône de mes pères, que j’ai vaincu les infidèles et soumis à mon obéissance mes sujets révoltés, disait-il à un voyageur allemand, M. Rohlfs, j’ai rétabli le vieil empire éthiopien tel qu’il existait lorsque le premier de mes ancêtres, Menelek, fils de Salomon, le tint en héritage de sa mère la reine de Saba[1]. »

il est permis de douter de beaucoup de choses quand on ne voyage pas en Abyssinie ; mais on aurait tort de ne pas reconnaître que c’est un remarquable et intéressant petit peuple que ces 1,500,000 Abyssins qui, enfermés dans leurs hautes vallées comme dans une forteresse, ont su défendre contre les entreprises de voisins très remuans leur indépendance et leur foi. En vain la marée montante de l’islamisme bat de toutes parts les rochers de leurs montagnes, ils sont restés ce qu’ils étaient. Au fanatisme musulman ils opposent un fanatisme égal. Divisés entre eux, en proie aux guerres civiles et changeant souvent de maître, on les voit toujours prêts à s’unir pour faire tête à Mahomet ; la haine et le mépris du croissant leur créent une patrie. Dans ces dernières années, ils ont fait parler d’eux, ils ont eu un rôle à jouer. Ils attirèrent sur leur pays l’attention sympathique de l’Europe quand le vice-roi d’Egypte, à l’instigation d’un Suisse très distingué et très ambitieux, qui aspirait, dit-on, à devenir négus, s’avisa, en 1875, de conquérir l’Abyssinie et de l’annexer au Soudan. Les deux sanglantes défaites de Gudda-Guddi et de Gura le dégoûtèrent à jamais de cette périlleuse fantaisie. Ceux de ses soldats qui survécurent, cruellement mutilés, répandirent dans la vallée du Nil la terreur du nom abyssin.

On conçoit facilement que les Anglais, depuis qu’ils ont occupé l’Egypte, aient songé à nouer des rapports avec le négus pour obtenir sa coopération contre le mahdi, qui leur cause de si vifs déplaisirs.

  1. Meine Mission nach Abessinien im Winter 1880-1881, von Gerhard Rohlfs. Leipzig ; Brockhaus, 1883.