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personnage divin de Krichna quelques traits d’un antique dieu des populations anaryennes de la péninsule. Cela ne vaut-il pas mieux, au moins, que de voir dans la légende krichnaïte un mythe solaire de plus ? Philologues, mythologues et autres astrologues ont décidément trop abusé d’s mythes solaires ; et il leur faudrait maintenant tâcher d’en trouver de plus neufs, — ou bien retourner franchement à l’auteur de l’Origine de tous les cultes.

S’il n’est pas très certain que nous ayons le droit de confondre le Krichna de la littérature védique avec le dieu qu’on adore aujourd’hui des bouches du Gange à celles de l’Indus et du pied de l’Himalaya jusqu’au détroit de Ceylan, en est-il autrement du Krichna qui figure dans la grande épopée du Mahabharata ? Pour répondre à cette question, il nous faudrait plus de renseignemens que les indianistes ne peuvent nous en fournir sur le Mahabharata lui-même, ses remaniemens successifs, et les interpolations enfin de toutes mains que l’on y cru voir. Comme l’Iliade et l’Odyssée peut-être, comme nos Chansons de gestes, incontestablement, et quoiqu’il soit placé sous le nom de Vyasa, le Mahabharata, de l’aveu même des Hindous, n’est pas tant un poème proprement dit que le recueil anonyme des plus vieilles traditions d’une race. Or Krichna s’y présente au moins sous trois aspects, et trois aspects si différens que l’on pourrait presque douter s’ils conviennent au même personnage. Tantôt ses exploits ne passent pas le pouvoir ordinaire d’un mortel ; tantôt, en déployant des forces ou des facultés plus qu’humaines, il ne s’élève pas beaucoup au-dessus de la taille accoutumée d’un héros de la fable ; tantôt enfin, comme dans l’épisode célèbre de la Bhagavat Gita, ses actes et ses paroles sont d’un dieu, et non pas seulement d’un dieu, mais du seul Dieu : « Quand la justice languit, Bhârata, quand l’injustice lève la tête, c’est moi qui m’incarne dans la créature et qui nais d’âge en âge pour la défense des bons, pour la ruine des méchans. » Mais il est communément admis que l’épisode est une interpolation de date bien postérieure à la rédaction primitive du poème, et, par une conséquence assez logique, en infere de là que, d’une manière générale, tous les passages où Krichna manifeste sous ses traits mortels la divinité suprême, s’ils ne sont pas de la même date, procèdent toutefois de la même origine et de la même politique. On les y aurait introduits, ensemble ou successivement, pour donner au culte de Krichna l’antiquité de tradition et la noblesse de race qui lui faisaient originairement défaut. Quant aux autres passages dont nous avons brièvement indiqué le caractère douteux, ou députe sur le point de savoir si Krichna s’y montre sous la figure d’un héros en voie de devenir dieu ou sous cette d’un dieu consentant à revêtir parmi les hommes la forme d’un héros. La différence n’est peut-être pas très profonde. Et c’est pourquoi, sans nous donner le ridicule d’intervenir dans une controverse