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de ce genre, nous nous rangerions indifféremment à l’une ou l’autre opinion. Il suffit que le point important soit acquis : le Krichna du Mahabharata, sans aucun doute, est bien le dieu des Pouranas, et quelque longueur de temps qu’il ait mis à dépouiller son humanité pour entrer dans l’apothéose, c’est jusque dans le plus ancien Mahabharata qu’il faut aller chercher les premiers traits connus de sa légende.

Ce qui passe pour être encore plus assuré, c’est que son culte était constitué dès le IIe siècle avant notre ère, puisque sa légende était matière à des représentations ou solennités dramatiques du genre de nos mystères. On voudrait toutefois que M. Barth, à qui nous empruntons l’indication, nous eût, en passant, donné sur ces « mystères » quelques renseignemens précis. On voudrait aussi, puisqu’il considère l’identité de Krichna « avec l’Héraclès dont Mégasthène, au début du IIIe siècle avant Jésus-Christ trouva le culte dominant dans la plaine gangétique » comme extrêmement probable, qu’il eût produit plus longuement les raisons de son opinion. C’est en effet ici, quand nous approchons des temps historiques proprement dits, que la question devient intéressante et que le problème chronologique, en se précisant, se transforme et devient humain, si je puis ainsi parler, d’uniquement érudit ou savant qu’il était.

Les élémens métaphysiques du culte de Krichna n’ont rien de très original, c’est-à-dire qui ne se retrouve à peu près dans tous les systèmes philosophiques et dans toutes les religions de l’Inde, — sauf peut-être celle des premiers âges, la religion des Aryas pasteurs et laboureurs. Partout même horreur du temps, partout même croyance à la transmigration des âmes ou métempsycose, partout même désir de se soustraire au recommencement de l’existence, et partout enfin même idéal d’anéantissement de l’existence individuelle au sein de l’existence totale. Poètes ou philosophes, orthodoxes ou athées, toutes les fois qu’ils sont mis sur ce sujet, — et en dépit de quelques imaginations gigantesques ou puériles qui se mêlent toujours à leur réflexion, — ils atteignent tous, par l’intensité de la conviction intérieure et par l’étrangeté de l’expression, la plus haute, la plus remarquable, la plus singulière éloquence. Les exemples en abonderaient dans le Bhagavata Pourana comme ailleurs :

IV, XXIX, 32. — L’esprit individuel ne peut s’affranchir d’aucune des trois espèces de douleurs qui lui viennent des dieux, des élémens ou de lui-même.

33. — En effet, comme un homme qui porte sur sa tête un lourd fardeau le fait passer sur son épaule, ainsi les moyens par lesquels l’esprit résiste à la douleur ne font que la déplacer.