Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/256

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tout à fait convaincu qu’il n’y avait rien, dans cette décadence, qui fit prévoir les chansons de geste. On pourrait dire, à la vérité, que le grand élan de la chevalerie est sorti des événemens mêmes, des victoires de Charlemagne, des approches de la croisade, de la formation des nations modernes. Mais il fallait au moins un ferment pour le faire naître. M. Pio Rajna montre que ce ferment a été fourni par l’esprit germanique. On l’avait dit avant lui ; il ; l’a dit mieux que personne, et avec une abondance de preuves nouvelles. Mais il va plus loin, il ne se contente pas de faire remonter l’inspiration primitive de nos chansons de geste jusqu’aux temps mérovingiens et plus haut encore ; il semble dire qu’à ce moment elles existaient elles-mêmes. Voilà la nouveauté de son hypothèse ; voilà aussi ce qui, dans son ouvrage, sera le plus aisément contesté. J’ai bien envie de soulever, à cette occasion, une question de mots qui cache une question de choses. Est-il bien vrai que ce qui existait au IVe et au Ve siècles mérite d’être appelé une épopée ? Sortons des brouillards accumulés à plaisir depuis Wolf, et sachons, quand on parle de poème épique, ce que vraiment on veut dire. M. Pio Raina nous dit qu’il entend par épopée « toute narration poétique des choses mémorables. » Cette définition n’est juste qu’à la condition d’être précisée et complétée. Est-ce une épopée qu’une chanson de quelques strophes, ou même une série de chansons composées après un grand événement et qui en conservent la mémoire ? Je ne crois pas qu’on doive ainsi prodiguer ce grand nom : il faut le réserver pour un poème d’une certaine étendue, dans lequel se déroule une action suivie, et où l’on trouve quelque souci de composition. Toute la question consiste à savoir s’il existait rien de semblable avant le Xe siècle ; ce qui est sûr, c’est qu’il n’en est rien resté. Il est vrai qu’on a la ressource de prétendre que les poèmes de cette époque lointaine ont eu la mauvaise chance de se perdre. Mais, sans compter que cette supposition est trop facile, elle a été compromise par des précédens fâcheux. On se souvient que Niebuhr, croyant trouver dans l’histoire des premiers temps de Rome quelques récits légendaires qui lui paraissent avoir un tour épique, en conclut qu’ils viennent de grandes épopées que le peuple aurait chantées pendant plusieurs siècles. L’existence de ces poèmes, quoique appuyée sur des preuves bien légères, lui paraît certaine. Il parle d’eux avec une incroyable assurance, et l’on dirait vraiment qu’il les a lus ; il en sait le nombre, il en dit le caractère, il en connaît presque les auteurs. Cette hypothèse brillante et hardie a fait fortune pendant quelques années, mais elle n’a pas tenu devant une étude des faits plus sérieuse et plus calme, et les poèmes de Niebuhr se sont dissipés dans l’air comme des