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bulles de savon. Je crains que cette mésaventure cruelle ne nous rende moins crédules aux épopées perdues. Il est naturel que, pour croire à leur existence, nous réclamions des preuves certaines, il ne nous suffit pas qu’on nous montre qu’il y avait, dans les temps les plus reculés, des récits sur certains événemens, des légendes sur certains personnages qui se retrouvent plus tard dans nos chansons de geste. Ce ne sont là que des élémens d’épopée ; quant à l’épopée elle-même, on peut dire qu’elle n’existe que le jour où ces récits épars et fragmentaires ont été groupés ensemble pour former des poèmes étendus et suivis. A quel moment a-t-on commencé à composer des poèmes de ce genre ? Voilà toute la question.


II

Le livre de M. Paul Meyer n’a pas en apparence des visées aussi hautes que celui de M. Pio Rajna ; c’est simplement la traduction exacte et agréable d’une chanson de geste. Il est vrai que cette chanson compte parmi les plus intéressantes et les plus célèbres que nous ayons conservées ; c’est aussi l’une de celles qui soulèvent les problèmes les plus délicats. Voilà bien longtemps qu’elle préoccupe M. Meyer ; depuis l’époque où il était élève de l’École des chartes, il n’a pas cessé de l’étudier. Cependant il nous dit qu’il n’est pas parvenu à éclaircir toutes les difficultés qu’elle renferme. Il n’ose pas encore se hasarder à nous en donner un texte définitif ; mais, comme les doutes qui restent sur certaines formes des mots n’obscurcissent pas le sens général des phrases, il se décide en attendant à en publier une traduction pour nous faire connaître cette œuvre importante.

La poème de Girart de Roussillon a cette particularité que la langue dans laquelle il est écrit ne ressemble pas à celle des autres chansons de geste. On est d’abord frappé, lorsqu’on l’examine, de la divergence des formes grammaticales ; et comme cette divergence s’accuse non-seulement dans le corps des vers, où les copistes pourraient en être responsables, mais aussi à la rime, on est bien obligé de reconnaître qu’on est en présence d’un idiome assez mélangé, où sont réunies des façons de parler qui n’ont pas coutume de se trouver ensemble. M. Meyer se demande quelle peut être la cause de cette bizarrerie. Parmi les hypothèses qu’on peut imaginer pour en rendre compte, celle qui lui paraît le plus vraisemblable, c’est que l’auteur n’emploie pas uniquement l’idiome d’une localité déterminée. Placé sans doute à la frontière de contrées différentes, tout en donnant la préférence à l’usage de son