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combler ce néant, pour illuminer cette nuit, les personnages qu’il fait parler proposent les pauvres explications de la métaphysique ; et soudain, irrités de ces sottises d’école, ils se dérobent eux-mêmes à leurs explications.

A mesure qu’il avance dans son œuvre et dans la vie, de plus en plus branlant dans le doute universel, Tolstoï prodigue sa froide ironie aux enfans de son imagination qui font effort pour croire, pour appliquer un système suivi ; sous cette froideur apparente on surprend le sanglot du cœur, affamé d’objets éternels. Enfin, las de douter, las de chercher, convaincu que tous les calculs de la raison n’aboutissent qu’à une faillite honteuse, fasciné par le mysticisme qui guettait depuis longtemps son âme inquiète, le nihiliste vient brusquement s’abattre aux pieds d’un dieu ; de quel dieu, nous le verrons tout à l’heure. Je devrai parler en terminant cette étude de la phase singulière où est entrée la pensée de l’écrivain ; j’espère le faire avec toute la réserve due à un vivant, avec tout le respect dû à une conviction sincère. Je ne sais rien de plus curieux que les dépositions actuelles de M. Tolstoï sur le fond de son âme ; c’est toute la crise que traverse aujourd’hui la conscience russe, vue en raccourci, en pleine lumière, sur les hauteurs. Ce penseur est le type achevé, le guide influent d’une multitude d’intelligences ; il essaie de dire ce que ces intelligences ressentent confusément.

Né en 1828, le comte Léon Tolstoï[1] a aujourd’hui cinquante-six ans. Sa vie extérieure n’offre aucun aliment à l’intérêt romanesque ; elle a été celle de presque tous les gentilshommes russes ; à la campagne, dans la maison paternelle, puis à l’université de Kazan, il reçut cette éducation des maîtres étrangers qui donne aux classes cultivées leur tour d’esprit cosmopolite. Entré au service militaire, il passa quelques années au Caucase, dans un régiment d’artillerie ; transféré sur sa demande à Sébastopol, quand éclata la guerre de Crimée, il soutint le siège mémorable ; il en a retracé la physionomie dans trois récits saisissans : Sébastopol en décembre, en mai, en août. Démissionnaire à la paix, le comte Tolstoï voyagea, vécut à Saint-Pétersbourg et à Moscou dans son milieu naturel ; il vit la société et la cour comme il avait vu la guerre, de cet œil attentif, implacable, qui retient la forme et le fond des choses, arrache les masques, perce les cœurs. Après quelques hivers de vie mondaine, il quitta la capitale, en partie, dit-on, pour échapper au

  1. Il ne faut pas confondre le prosateur avec son homonyme, le feu comte Alexis Tolstoï, poète lyrique et tragique qui jouit d’une grande réputation en Russie ; un profond sentiment de la nature assure à Alexis Tolstoï, dans la poésie de son pays, la place éminente qu’occupait dans la nôtre Victor de Laprade.