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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/276

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péril des coteries littéraires qui voulaient l’enrôler. Vers 1860, il se maria et se retira dans son bien patrimonial, près de Toula ; il n’en est guère sorti depuis vingt-cinq ans. Toute l’histoire de cette vie n’est que l’histoire d’une pensée travaillant sans relâche sur elle-même : nous la voyons naître, définir sa nature et confesser ses premières angoisses, dans l’autobiographie à peine déguisée que l’écrivain a intitulée : Enfance, Adolescence, Jeunesse, nous en suivons l’évolution dans ses deux grands romans, Guerre et Paix, Anna Karénine ; elle aboutit enfin, comme on pouvait le prévoir, aux écrits théologiques et moraux qui absorbent depuis quelques années toute l’activité intellectuelle du romancier.

Si je ne me trompe, la première composition de l’écrivain, alors officier au Caucase, dut être la nouvelle ou plutôt le fragment de roman publié plus tard sous ce titre : les Kosaks. C’est la moins systématique de ses œuvres ; c’est peut-être celle qui trahit le mieux l’originalité précoce de son esprit, le don de voir et de peindre la seule vérité. Les Kosaks marquent une date littéraire : la rupture définitive de la poétique russe avec le byronisme et le romantisme, au cœur même de la citadelle où s’étaient retranchées depuis trente ans ces puissances. Durant la première moitié de ce siècle, le Caucase fut pour la Russie ce que l’Afrique était pour nous, une terre d’aventures et de rêves, où les plus fous et les plus forts allaient jeter leur gourme de jeunesse. Mais tandis qu’Alger ne nous renvoyait que de bons officiers, Tiflis rendait des poètes. On comprend la fascination de ce pays merveilleux ; il offrait aux jeunes Russes ce qui leur manquait le plus : des montagnes, du soleil, de la liberté. Là-bas, tout au bout de l’accablante plaine de neige, l’Elbrouz, « la cime des bienheureux, » dressait dans l’azur ses glaciers étincelans. Par-delà la montagne, c’était l’Asie et ses féeries, nature superbe, peuples pittoresques, torrens chantans sous les platanes, filles de Kabarda dansant dans les aouls du Térek ; la large vie des bivouacs dans la forêt, la gloire ramassée sous le drapeau des héros légendaires : Paskévitch, Yermolof, Rariatinsky. Tous ceux qui étaient blasés ou croyaient l’être dans les ennuis de Pétersbourg couraient là-bas ; à tous on pouvait appliquer le vers de Musset :


Ils avaient la Lara, Manfred et le Corsaire ;


et l’obsession de Byron était si forte sur cette génération que leurs yeux prévenus voyaient l’Orient, où ils vivaient, à travers la fantaisie du poète. Tous jouaient au Childe-Harold et rapportaient des vers dont quelques-uns seront immortels. Ce fut au Caucase que