Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bolkonsky cherche ce qui lui reste de sa bataille, et il la trouve bien diminuée, enfoncée dans le passé. « André sentit que tout l’intérêt et le bonheur nés pour lui de la victoire s’effaçaient derrière lui, qu’il les avait livrés aux mains indifférentes du ministre de la guerre et de l’aide-de-camp « si poli ; » tout le cours de ses pensées s’était insensiblement modifié ; la bataille ne lui apparaissait plus que comme un ancien, lointain souvenir. »

C’est un des phénomènes les plus finement observés par Tolstoï, cette influence variable des milieux sur l’homme ; il se plaît à plonger successivement un de ses personnages dans des atmosphères diverses, celle du régiment, de la campagne, du grand monde, et à nous montrer les mutations morales correspondantes. Quand le personnage, après avoir agi un certain temps sous l’empire de pensées ou de passions étrangères, est ressaisi, baigné par son milieu habituel, ses points de vue sur toutes choses changent aussitôt. Suivez le jeune Nicolas Rostof, revenant de l’armée au foyer de famille ou retournant à son escadron de hussards ; ce n’est plus le même homme, il a deux âmes de rechange ; dans la voiture de poste qui le ramène à Moscou ou qui l’en éloigne, nous le voyons lentement dépouiller ou reprendre l’âme de sa profession.

Je ne veux pas multiplier les exemples de cette curiosité psychologique sans cesse en éveil : j’en ai dit assez pour faire comprendre quel est le trait principal du génie de Tolstoï. Il s’amuse à démonter le pantin humain dans toutes ses parties. Un inconnu entre dans un salon ; l’auteur étudie son regard, sa voix, sa démarche, il nous fait descendre dans le fond de cette âme ; il décompose un coup d’œil échangé entre deux interlocuteurs, il y trouve de l’amitié, de la crainte, le sentiment de la supériorité que l’un d’eux s’attribue, toutes les nuances des rapports de ces deux hommes. Jamais attendri, ce médecin tâte à chaque minute le pouls de tous les passans qu’il rencontre, il enregistre froidement l’état de leur santé morale. Il procède objectivement ; presque jamais il ne nous dit, en nous présentant une de ses créatures : Cet homme est un dissipateur, un joueur, un ambitieux ; mais il le lait agir aussitôt d’une façon typique qui décèle les habitudes. Ainsi le vieux comte Rostof ; on ne nous a pas dit qu’il était dissipateur ; mais en l’entendant, après qu’il a constaté l’embarras de ses affaires, demander des roubles tout neufs à son intendant, nous sommes fixés sur son caractère. Ce précepte fondamental de l’art classique, l’écrivain réaliste l’a retrouvé dans son souci d’imiter la vie réelle, où nous devinons les gens à des indices semblables, sans qu’on nous ait instruits de leur condition et de leurs qualités. C’est qu’il y a bien de l’art dans ce chaos apparent, bien du choix dans cette formidable