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accumulation de détails. Observez comme, durant une conversation, un récit épisodique, Tolstoï a soin de nous rendre toujours présens et visibles les acteurs, en notant un de leurs gestes, un de leurs tics, en leur coupant la parole pour nous montrer la direction de leurs regards : cela met en scène perpétuellement. Il y a également bien de l’esprit dans ce style sérieux, qui ne sourit jamais ; non pas l’esprit tel que nous l’entendons, la saillie et la paillette, le choc imprévu des antithèses ; mais ce que Pascal appelle l’esprit de finesse, des aperçus d’une subtilité pénétrante, des comparaisons d’une propriété unique. Je rassemble quelques traits au hasard. — Après un long séjour à la campagne, Bolkonsky rentre dans le tourbillon de Saint-Pétersbourg : « Il ne faisait rien, ne pensait guère et n’avait pas le loisir de penser ; seulement il parlait avec succès, dépensant en paroles la réserve de pensées qu’il avait eu le loisir d’accumuler à la campagne. » — Le prince André est présenté à Spéransky : « Il regarda les mains du ministre ; on regarde toujours involontairement les mains de l’homme qui tient le pouvoir. » — « La figure de Bilibine était sillonnée de grosses rides, qui semblaient soigneusement et profondément lavées, si bien qu’elles rappelaient l’extrémité des doigts après un bain. » — La noblesse de Moscou donne un dîner au Club anglais en l’honneur de Bagration : « Ces trois cents personnes s’assirent à la table d’après leurs grades et leur importance, les plus considérables plus près de l’hôte qu’on fêtait ; cela se fit tout naturellement, comme l’eau répandue se nivelle et devient plus profonde là où le sol est plus bas. » — « Oblonsky aimait lire son journal comme il aimait fumer son cigare après dîner, à cause du léger brouillard que cela faisait flotter dans son cerveau. »

Dans la foule des personnages qui circulent à travers ce long récit, il y a deux figures de premier plan autour desquelles se concentre l’action, ou plutôt les actions successives du roman : le prince André Bolkonsky et le comte Pierre Bézouchof. Ces types inoubliables valent qu’on s’y arrête ; Tolstoï a reflété en eux le double aspect de son âme et de l’âme russe, toutes les pensées, les contradictions qui la tourmentent. Le prince André est le gentilhomme de race supérieure, dominant de haut la vie qu’il méprise, fier, froid, sceptique, athée même, repris pourtant aux heures solennelles par l’inquiétude des grands problèmes. C’est lui qui exprime les jugemens de l’auteur sur les personnages historiques de l’époque, qui perce à jour les hommes d’état et leurs intrigues. A le voir passer dans les états-majors et les salons de Pétersbourg, avec sa correction irréprochable, son éducation cosmopolite, vous le prendriez pour un Européen authentique ; attendez. André est