Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/428

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il y a en effet la maison de ce chef bonze. — Elle est très vieille, elle a un air hindou avec ses lourdes colonnes de bois rouge. Dans la cour dallée de marbre, des paons font la roue, étalent leur queue magnifique; deux chats blancs dorment étendus.

Il sort et vient au-devant de nous, le vieux bonze, vêtu de blanc, la cagoule blanche sur sa tête jaune, ascète d’Asie amaigri dans les contemplations étranges. Des enfans bonzes le suivent, aussi vêtus de blanc. Des chiens accourent, tout hérissés, pour nous mordre. Les paons s’enlèvent, d’un vol lourd, sur les toits.

Elle est funèbre, cette cour dallée où se passe cette scène ; les arêtes de marbre l’entourent, la surplombent de partout ; elle est profonde comme un puits ; elle semble une entrée des pays de la mort. Dans la maison des bonzes il fait sombre ; les lourdes solives esquissent vaguement des formes de larves, des tournures de monstres. Tout est rongé de vieillesse et de poussière; — mais les idoles précieuses, revêtues de fin or, resplendissent au fond, tenant leurs yeux baissés, avec des sourires mystiques. Une grande fresque pâle, pâle, un bouddha mural, offre une ressemblance qui impressionne : l’image géante est assise, avec une auréole de saint byzantin, montrant d’un doigt le ciel, ayant un sourire doux, déjà connu ailleurs, rappelant d’une manière frappante un autre Dieu,.. le Jésus des chrétiens. Sous les idoles d’or il y a, dans la poussière, des gongs, des cloches au son d’argent pour appeler les Esprits; des instrumens de musique et des instrumens de torture. Les bonzes sont des moines mendians, gardiens de choses précieuses, et vivant, misérables, des aumônes du passant. Assis devant leurs idoles splendides, ils mangent des racines et du riz dans des écuelles de terre.

Nous montons plus haut, par le chemin de marbre. — Il y a de temps en temps des échappées sur l’immense plaine triste, qui s’éloigne en profondeur sous nos pieds, le pays des sables arides ou des herbages verts, que paissent les troupeaux de buffles. — Au loin, du côté de l’ouest, on voit, jusqu’à Hué, les montagnes de l’Annam, à demi perdues dans les nuages. — Du côté de l’est, c’est la mer, dont le grand bruit sourd monte jusqu’à nous dans le silence, — cette mer de Chine éternellement brisante ; sous ce ciel obscur, elle est là-bas comme une nappe d’argent qui tremble...

Un portique apparaît devant nous sous lequel le chemin va passer ; il est conçu dans un style de rêve, il a des cornes et des griffes ; il est comme la forme tangible d’un mystère. Tant de siècles ont passé dessus qu’il est devenu pareil à la montagne; toutes les autres pointes grises qui se dressent partout sont du même marbre et du même âge, — la porte des régions étranges qui ne veulent pas être pénétrées...