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main des premiers hommes avant toutes les ères connues ; leurs bas-reliefs semblent antérieurs à l’époque ténébreuse d’Angcor ; — dieux antédiluviens, entourés de choses incompréhensibles. — Les bonzes les vénèrent toujours et leur caverne sent l’encens.

Le grand mystère solennel de cette montagne est d’avoir été, depuis qu’il y a sur terre des êtres qui pensent, consacrée aux dieux, emplie d’adorations. — Qui étaient ceux qui ont fait ces idoles d’en bas ? Etaient-ils seulement bien pareils à nous ? — Vivaient-ils plus que nous dans les ténèbres, ces premiers hommes autour desquels le monde était jeune ? — Ou bien plutôt, ne voyaient-ils pas Dieu plus clair, de moins loin que nous avec nus yeux éteints ?.. Alors, émanés tout fraîchement de lui, ils avaient peut-être une raison de choisir ce lieu pour l’adorer… Et ils savaient peut-être ce qu’ils faisaient en lui donnant ces bras multiples, ces formes sensuelles et comme gonflées de tous les sucs de la vie, ces visages qui nous confondent, — à lui, l’incompréhensible qui, dix mille ans avant de créer dans la pâle lumière douce notre Occident chrétien, venait d’enfanter les germes étonnans de l’Asie et l’avait faite ce qu’elle a été : exubérante, lascive, colossale, monstrueuse.

…………………

Sortis des souterrains, quand nous sommes remontés au portique d’en haut, je dis à Lee-Loo :

— Elle est très belle, la grande pagode.

Lee-Loo sourit :

— La grande pagode ?.. tu ne l’a pas vue !

Et cette fois, il prend à main gauche le chemin qui monte.

Toujours les marches de marbre, les tapis de pervenches roses, les amaryllis, les palmes qui retombent, les grandes fougères rares. Il s’encaisse davantage, ce chemin, et ces tapis roses deviennent plus pâles, ces plantes plus frêles dans la fraîcheur plus profonde.

Sur ces flèches de marbre qui nous surplombent, les orangs au poil fauve apparaissent perchés partout, nous suivant des yeux, tous curieux, agités, avec des singeries de vieillards.

Un autre portique devant nous, d’un style inconnu, nous arrête. Il ne ressemble plus au premier, son étrangeté est différente. Il est simple, celui-ci, et on ne sait pas définir ce que cette simplicité a de jamais vu ; elle est comme la quintessence et le dernier mot de tout. — On sent que c’est une porte de l’au-delà, et que cet au-delà est le néant au calme éternel. — Des enroulemens vagues, des formes qui s’enlacent dans une sorte d’étreinte mystique, sans commencer ni finir, — éternité sans souffrance ni bonheur, éternité bouddhiste, anéantissement seulement, et paix dans l’absolu rien

Nous passons ce portique, et les parois, de plus en plus rapprochées, se ferment tout à fait sur nos têtes. Les orangs ont disparu