Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/458

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

citoyens, et dans la famille entre les proches, les haines les plus fortes et les plus constantes ? » Est-ce le moment de lui reprocher son intolérance, ses ravages, ses habitudes d’extermination, et cela du haut d’un tréteau, dans une salle ouverte à tous venans, et remplie de gens qui, pour la plupart, ne rapporteront pas ces paroles à l’époque où elles furent écrites ? L’incrédule éclairé ne se fera-t-il pas scrupule de faire entendre à des illettrés le ton de cette impiété qui n’est plus la sienne ? Au risque d’être suspect de cléricalisme, nous protesterons au moins pour les dieux de la Grèce et de Rome, que Diderot traite comme M. Soury tout seul traite aujourd’hui Jésus-Christ : « Les dieux qu’adoraient les vieux Grecs et les vieux Romains étaient la canaille la plus dissolue : un Jupiter à brûler tout vif ; une Vénus, à enfermer à l’hôpital ; un Mercure, à mettre à Bicêtre. » O monsieur Renan ! laisserez-vous réciter devant la foule une pareille histoire des religions ? Et l’auteur entravé, traqué, persécuté de l’Encyclopédie, n’avait point de griefs contre les serviteurs de Jupiter, de Vénus et de Mercure : après cela, jugez comme il peut parler du Nouveau-Testament ! Est-il ‘opportun vraiment que sa voix trouve de l’écho dans une salle publique ?

Mais, à la rigueur, ce n’est pas notre affaire d’en juger, et, si l’Entretien d’un philosophe avec la maréchale de ***, tout en choquant de secrètes délicatesses, avait chance d’éclater sur la scène comme un chef-d’œuvre théâtral, nous en devrions prendre notre parti. Le malheur est que nous sommes persuadé du contraire. Quelqu’un assure que l’Entretien est aussi scénique, pour le moins, que le badinage de Musset : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée ; nous ne saurions en convenir. La manière de couper le dialogue par certaines pauses est à peu près la même dans les deux ouvrages ; Crudeli s’interrompt pour demander si le maréchal est de retour, et la maréchale le prie de poursuivre ; le comte ouvre la porte pour s’en aller, et puis il revient auprès de la comtesse. Joignez à cela, ou plutôt prenez d’abord que Musset, comme Diderot, fait causer ensemble un homme et une femme : voilà toute l’analogie. Mais, chez le poète, les deux interlocuteurs ont un intérêt personnel en jeu ; une action court discrètement sous les paroles, qui a un principe, un milieu et une fin. Le comte, arrivant chez la marquise, lui tient des propos galans qu’elle reçoit assez mal ; peu à peu il nous est donné de voir qu’il l’aime plus qu’il ne pensait et qu’elle est plus près de le récompenser qu’elle ne paraissait d’abord ; à la fin, il l’épouse ; cela suffit à faire circuler d’un bout à l’autre du dialogue un mince filet de vie dramatique, le spectateur ne se distrait pas de l’aventure.

Au contraire, voyez Crudeli et la maréchale : quelle mise de sentimens exposent-ils dans cette affaire ? Aucune. Ils discourent pour le plaisir ; ni l’un ni l’autre n’engage sa personne. Ils se retrouvent à l’autre bout tels qu’ils étaient au départ : Crudeli n’a pas tenté de convertir la maréchale à l’irréligion ; encore moins la maréchale