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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/459

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a-t-elle entrepris de catéchiser Crudeli. Un essai de prosélytisme introduirait là-dedans un semblant d’intérêt d’un ordre bien éloigné, bien peu théâtral ; il n’y est même pas. « Je ne me suis pas proposé de vous persuader, dit le philosophe. La religion, qui a fait, qui fait et qui fera tant de méchans, vous a rendue meilleure encore ; vous faites bien de la garder. » La maréchale, de son côté, quand le philosophe parle d’un autre monde, se borne à dire obligeamment : « Nous nous y revenons un jour, monsieur Crudeli. » Sur quoi il répond, avec un redoublement de politesse : « Je le souhaite, madame la maréchale ; en quelque endroit que ce soit, je serai toujours très flatté de vous faire ma cour. » Cette manière prouve l’impartialité de l’auteur, ou plutôt sa tolérance ; mais rien ne serait moins heureux pour animer sa pièce, s’il avait voulu en faire une. A vrai dire, il n’y a guère pensé. Donner pour telle cette dissertation par répliques, c’est l’exposer au reproche d’être froide, languissante, ennuyeuse, malgré tout l’esprit de Crudeli et ses ressources de raisonnement, malgré la bonne grâce de la maréchale, malgré la belle humeur de tous les deux, leur enjouement et leur promptitude à la repartie, « Quoi ! s’écrie la maréchale, vous ne volez point, vous ne tuez point, vous ne pillez point ? — Très rarement, répond l’autre. — Que gagnez-vous donc à ne pas croire ? — Rien du tout… Est-ce qu’on croit parce qu’il y a quelque chose à gagner ? .. — J’avoue que je prête à Dieu à la petite semaine. — Pour moi, je mets à fonds perdu. — C’est la ressource des gueux. — M’aimeriez-vous mieux usurier ? — Mais oui, on peut faire l’usure avec Dieu tant qu’on veut, on ne le ruine pas. » Tout ce début est charmant ; la discussion s’engage le plus brillamment du monde ; et maintes fois encore, de ci, de là, au choc des argumens, de pareilles étincelles y jailliront ; cela ne fait pas que le sujet soit scénique. « Est-il possible de séparer de la notion d’une divinité l’incompréhensibilité la plus profonde et l’importance la plus grande ? » Voilà, en deux lignes, de quoi assommer un spectateur. Le philosophe ne peut se dispenser, pour plus d’agrément, de traiter sa matière ; et par quelles raisons s’en aviserait-il ? Il ne sait pas qu’il est en scène, il n’y est pas, il ne prévoit pas que de maladroits amis l’y traîneront. Ce n’est pas sa faute si M. Pierre Laffitte invite les amateurs de spectacles à sa soutenance de thèse, à peu près comme Thomas Diafoirus invite sa maîtresse à venir voir, pour se divertir, la dissection d’une femme. A bon entendeur salut : après cela, si le comité passe outre, nous ne nous désolerons pas. Nous ne pensons pas que, pour ce manquement aux bienséances, le feu du ciel se dérange, ni qu’un grand nombre d’innocens soient affligés par ce scandale : Dieu est bien haut, et le Trocadéro bien loin… Nous ne craignons pas, d’autre part, que la gloire de Diderot périsse dans cette algarade : nous attendons le 30 sans trop d’émoi.