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Diderot ici paraît en déshabillé ; il y parle comme dans la vie, et non comme sur la scène, avec une aisance, une verve, un esprit naturel et prompt qui se communiquent à l’entourage. Quelle différence de ce dialogue à la phraséologie du Fils naturel et du Père de famille ! Diderot ici cause pour son compte et veut qu’on lui réplique de même ; il ne souffle pas des tirades ou des sentences par un porte-voix à des fantômes abstraits de sa personne. Ses partenaires sont esquissés seulement : est-il achevé lui-même ? On n’oserait l’assurer ; Hardouin n’est pas un Diderot parfait, mais ses interlocuteurs, tels quels, participent de sa vie : au moins la mère, la veuve, l’avocat et le premier commis ont des semblans de caractère, et tous, sans exception, jusqu’aux laquais, parlent une bonne langue de comédie. Mme de Chépy, qui met la pièce en branle (c’est elle qui demande un divertissement) pourrait bien être la grand’mère de Mme de Léry du Caprice : elle l’annonce par la verdeur, le bon sens et l’agilité de ses ripostes. Son laquais se donne une entorse au moment de faire des courses : « Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, s’écrie-t-elle, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours ! » Hardouin repousse une demande de Mme de Chépy comme frivole : « C’est à moi, fait-elle, à juger si la chose est frivole ou non ; cela tient à l’intérêt que j’y mets. — C’est-à-dire que s’il vous plaisait d’y en mettre dix fois, cent fois plus qu’il ne faut… — Je serais peu sensée peut-être., mais vous n’en seriez que plus désobligeant. » Mme de Vertillac déclare à Mme de Chépy qu’elle ne veut pas consacrer le choix de sa fille ; elle reconnaît cependant que le jeune homme est tout plein de qualités ; son amie l’interrompt : « Ce n’est donc pas votre fille qui est folle ? — Non. — C’est donc vous ? »

Après cela, peut-être, on nous approuvera de ne pas juger l’opuscule aussi durement que M. Scherer : par représailles contre certains enthousiasmes, il ne voit là qu’une « platitude, » et « des conversations sans un grain de sel. » Nous n’y voyons, comme lui, « qu’une bagatelle étendue en quatre actes » et une esquisse, ; mais, dans cette esquisse, nous apercevons un personnage central, qui est l’auteur, peint de verve et ressemblant ; dans ces quatre actes, nous reconnaissons, d’un bout à l’autre, un dialogue d’une qualité rare, quelques indications de caractères, et, ça et là éparses, plusieurs scènes de bonne comédie ; j’entends celles où se file, à trois ou quatre reprises, l’aventure de Mme Bertrand.

Est-il besoin de dire que nous ne donnons pas dans les excès d’admiration que nous avons signalés ? Si l’œuvre est « une peinture de mœurs et une comédie de caractères, » nous avons marqué dans quelle mesure ; qu’elle soit « profonde » et d’une « merveilleuse portée, » c’est ce qu’il nous est impossible de découvrir. Quelqu’un nous a bien juré qu’on y trouvait toute la morale positiviste ; apparemment, parce que les procédés de M. Hardouin supposent la négation de l’absolu et