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Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/569

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des souffrances dont vous me menacez pour demain ; je vous écouterai si cette crainte ou cet espoir est pour moi un sentiment plus vif, plus intense que la jouissance présente ; dans le cas contraire, pourquoi m’imposer un sacrifice dont je ne sens que l’amertume ? La crainte du lendemain est un argument rebattu au profit de la sagesse ; mais l’incertitude du lendemain a été aussi dans tous les temps un argument très écouté au profit de la folie :


Hâtons-nous aujourd’hui de jouir de la vie :
Qui sait si nous serons demain ?


La passion tient d’ailleurs en réserve un dernier argument, irréfutable pour une science purement expérimentale : l’argument de sa fatalité. La question du libre arbitre ne saurait, en effet, se réduire à une simple question de fait. La philosophie spiritualiste a bien tenté de la résoudre par un appel direct à l’observation intérieure ; mais elle ne peut s’empêcher de reconnaître qu’il s’y mêle d’autres questions, d’ordre métaphysique ou physique, dont il est impossible de ne pas tenir compte. Quant aux écoles positivistes ou matérialistes, elles refusent absolument d’y voir autre chose qu’une question métaphysique, qu’elles écartent les unes comme insoluble, les autres comme ne pouvant recevoir, d’après toutes les lois de la nature, qu’une solution négative. Or, on voudrait en vain faire le silence sur ce terrible problème où sont engagées toutes les questions de morale pratique comme de morale spéculative. Il revient sans cesse dans toutes les controverses morales. Il ne divise pas seulement les philosophes, il se discute, sous une forme plus ou moins précise, mais, au fond, dans tout ce qu’il a d’essentiel, parmi les ignorans comme parmi les savans ; il hante l’esprit des enfans eux-mêmes, qui n’attendent pas la classe de philosophie des collèges pour l’agiter entre eux ou pour le poser intrépidement en face de leurs parens ou de leurs maîtres. Le problème du libre arbitre est inévitable en morale et ce seul problème rend également inévitable le retour de la morale aux considérations métaphysiques.

Les adversaires décidés de cet ordre de considérations déclarent volontiers que toute entente est impossible et, par conséquent, toute discussion inutile avec les « mystiques » de la foi ou de la raison, c’est-à-dire avec tous ceux qui ne savent pas se renfermer dans le cercle scientifique des faits rigoureusement positifs. Ils ne voudraient donc s’adresser qu’à ces libres esprits qui ont pris résolument parti contre les principes théologiques ou métaphysiques de la morale. C’est pour cette élite seule qu’ils travaillent à fonder une morale nouvelle, dont ils ne désespèrent pas de faire un jour, par le progrès continu des idées, la morale universelle de l’humanité civilisée. Je